La médecine d'urgence, c'est être utile: aider, avoir du sens, compter, tenir debout
Combien de fois ai-je entendu cette simple phrase: "Toi, au moins, tu es utile avec ton métier". Destinée à me valoriser sans doute, par le biais d'un comparatif à d'autres métiers estimés moins "utiles" par mon interlocuteur, pourquoi cette affirmation a-t-elle un écho si négatif à ma perception?
Suis-je considéré plus utile car mon métier touche directement à l'humain, dans sa maladie, sa souffrance physique et psychique? Suis-je utile car je réponds à des peurs et suis supposé avoir cette science suffisante à rassurer, soulager, guérir? Suis-je utile car la société ou les humains qui la composent fonctionnent mieux grâce à mes actes? Suis-je utile car quoi qu'il arrive quelqu'un comme moi donnera une réponse quels que soient l'heure et le jour en engageant sa responsabilité?
Plus jeune, je rêvais du métier qui m'éclaterait par son intérêt ou l'aventure de vie proposée. Puis le réalisme m'a remis au pas un temps et j'ai cherché ce qui me rendrait "utile". Se sentir utile est l'illusion de se voir comme ayant de la valeur dans le regard des autres et pouvait sembler le moindre des choix par défaut. Le soldat qui tombe au combat n'est-il pas honoré dans cet ultime don pour les siens, sa patrie? Et dans les films, ces héros épuisés qui continuent à avancer au-delà de leurs limites sans attendre rien en retour que la satisfaction de leur devoir "utile" accompli? Utiles. Tous....aux yeux naïfs et embués de la masse des crédules, dopés aux principes bien-pensants d'une société idéalisée, dont je fais partie. Se sentir utile est déculpabilisant, comme un contrat qu'on remplit envers une société qui donne et des proches qui espèrent.
Alors médecine...utile. On ne meurt pas, on ne tue pas, on se dévoue, on mobilise son intellect pour une tâche reconnue d'utilité publique, et on peut se regarder dans le miroir des yeux des autres sans faillir. Comme dirait Jean Jacques (Rousseau): "tout métier utile au public n'est-il pas honnête?".
Et cette médecine d'urgence... Quelle griserie... L'adrénaline de cette utilité instantanée, le devoir de disponibilité à la souffrance de l'autre, au danger ressenti de l'autre, au danger réel de l'autre. Peu importe sa propre fatigue, ses propres doutes, sa propre souffrance, son propre danger parfois. Le leurre de l'indispensabilité qui fait de l'œil, rend cette utilité souveraine et maitresse comme une drogue addictive bien fardée. Je deviens un maillon important de la chaine, celui qui ne rompt pas et qui reste opérationnel en toutes circonstances. J'accueille, j'évalue, je trie, je traite. J'absorbe...
Eduqué au culte de la qualité individuelle initialement, je gère finalement de plus en plus en quantité, quel que soit le volume, en un temps inextensible. Je suis censé être disponible, adaptable, polyvalent, multitâche et répondre à toutes les demandes quelle que soit l'heure et leur justification. Ma compétence se jauge à l'aune de mon nombre de dossiers gérés, de ma rapidité, et de ma capacité à "vider" le service des urgences, quel qu'en soit le prix.... Je suis utilisé, à compenser la désertification du lien social, le manque programmé de places dans les hôpitaux, le service après-vente des cliniques et maisons de retraite, le désengagement organisationnel de certains médecins libéraux. Je suis la réponse H24 à toutes les demandes: douleur thoracicologue, entorsologue, fièvrologue, angoissologue...
Je suis utile pour justifier la suppression de services jugés trop onéreux, vu qu'il y a "les urgences". Je suis le parapluie qui protège de la tempête médico légale par son évaluation médicale, ses ambulances à outrance, ses certificats pour la police, ses examens biologiques rassurants, son service d'urgence extensible à souhait, et son nom inscrit dans un dossier si ça se passe mal. Je déleste de leur simple responsabilité d'humain et sociétale certains de mes contemporains gavés de principes de précautions, de peur des risques médico légaux, de revendications de ce droit inné et absolu à l'utilisation à souhait du système de soin. Je suis payé "pour ça", médecin, au service du public. Un devoir qu'on ne manque pas de me rappeler, pour justifier mon travail à la chaine et engager ma responsabilité dans les réponses....
Je dois devenir un producteur d'activité tarifée, garantie principale de mon utilité. Chacun de mes actes de soin prend son sens dans sa valorisation tarifaire. On ne me demande pas de penser mais de produire, maquillé de la respectabilité du service rendu au patient. On tarifie l'activité à défaut de la qualité avec des objectifs de progression en pourcentages. La sécurité sociale et l'ARS sont des actionnaires exigeant toujours plus en donnant moins. Le "travailler plus pour maintenir un minimum de moyens" est la règle. Ma belle machine publique marche sur une corde raide toujours plus tendue à force d'amputations budgétaires à la faveur du privé.
Je suis utile pour valider en silence la limitation des soins compte tenu de l'âge, de la provenance sociale, du peu de rentabilité et de la polypathologie. Sans bruit, sans éclat, mes choix sont orientés par un système qui n'a pas le courage de dire les choses à la population et s'affiche en garant d'un système de santé hypothétiquement ouvert à tous de manière équivalente. Je modère mes envies de crier trop fort, au risque de devenir fataliste. J' assure à mes collègues paramédicaux qu'un sourire au patient vaut tout le temps qu'ils ne peuvent pas passer auprès d'eux, que c'est normal s'ils pleurent d'épuisement en rentrant chez eux, qu'ils font du super boulot. Je suis utile à modérer leurs envies de crier trop fort, au risque de les rendre fatalistes.
Je raconte aux familles qu'un brancard dans un couloir c'est mieux que rien, et que tout le monde se sent concerné et fait le maximum pour trouver des solutions. Je suis utile à modérer leurs envies de crier trop fort, j'essaie de les rendre fatalistes.
Je suis utile. Donc outil? Est-ce cela ma finalité et mon sens d'être humain?
Mais finalement au bout de tout cela, un jour où je sors la tête de ce train d'enfer et que je regarde le miroir, je vois des yeux plus ternes, dépolis, matifiés par l'usure d'un temps pas si long. Ils ne reflètent plus qu'une chose sans âme et fatiguée. L'objet s'est un peu cassé à force d'être utile-usé, avec ses pignons grippés, son turbo qui ne se déclenche plus que dans le rouge, et son moteur poussif à force d'avoir tourné en surrégime. Je garde l'efficacité qu'ont les outils rodés et manipulés au maximum de leur efficience avec des carburants frelatés. Ces outils autour du fonctionnement desquels on bâtit un équilibre précaire, non parce qu'ils sont indispensables, mais parce qu'on peut les remplacer plus souvent et que leur qualité importe peu au final.
Je me demande si beaucoup de soldats morts au combat auraient eu une utilité moindre s'ils avaient vécu, eu une famille, un métier, et une vie avec les leurs. S'ils avaient désobéi? Savaient-ils qu'ils tombaient pour la plupart pour faire le sale boulot, préserver les intérêts financiers ou dogmatiques d'une minorité? Tout ça avec l'illusion d'un petit bout de gloire agité comme une promesse d'éternelle reconnaissance, vieux chiffon rouge devant les yeux d'un jeune taureau qu'on va égorger. Je ne suis pas un soldat même si mon risque professionnel est aussi de mourir statistiquement plus tôt que la moyenne de mes contemporains, anonymement.
Aussi je voudrais garder l'illusion de décider de mes combats, justifiés ou pas, utiles ou pas, reconnus ou pas, marqués du sceau de l'institutionnel, du bien-pensant, ou pas. Je voudrais imaginer que certains seront justes, dans leurs micros effets, au regard de peu importe qui ou de peu importe quoi. Je voudrais imaginer que certains auront la beauté inutile d'une œuvre d'art. Je voudrais regarder avec recul mes contemporains qui sont persuadés de leur importance et de leur utilité en préservant un système cynique, qu'ils pérennisent par leur propre fonctionnement. Je voudrais m'affranchir de la culpabilisation, du jugement, de la jauge de gens dont on ne sait plus s'ils sont eux-mêmes ou un simple mirage, s'ils sont honnêtes ou "communicants", s'ils sont des traceurs de plans sur leur comète personnelle, ou simplement des personnes qui se préservent quel qu'en soit le prix pour les autres.
Je ne voudrais plus être utile. Je voudrais me faire plaisir. Je voudrais m'accomplir en tant qu'être humain dont la valeur intrinsèque et inestimable est d'être vivant, pensant, jouissant. Je voudrais pouvoir résister passivement ou activement à un système qui veut me rendre seulement utile à ceux qui en tirent un profit de préservation. Je voudrais apporter ma qualité, dans un monde qui n'a jamais été aussi riche, bien que ne laissant que des miettes aux masses. Je voudrais revendiquer mes défauts, mes grippages, mes épuisements et mes doutes. Mais aussi, mes qualités, mes espoirs, mes énergies, mes convictions. Parce que je pourrais être humain et pas l'outil d'un discours de faux semblants "pour le bien de tous"....le bien de qui décidé par qui?
Et si j'y parvenais encore dans ce métier, je souhaiterais que ce soit avec les yeux et l'écoute d'un être humain tourné vers un autre et son incommensurable valeur. J'arriverais peut être alors à répondre et à épauler, sans juger de l'utilité du recours à moi, des questions, des angoisses, des demandes et des souffrances.
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