Genius Act de Donald Trump : "Difficile de ne pas faire le parallèle avec la crise des subprimes…"
Donald Trump affiche depuis le début de son mandat sa volonté de faire des Etats-Unis la "capitale des cryptos". Et pour l’heure, son plan se déroule sans accroc. Les marques de soutien au secteur se multiplient : création d’une réserve stratégique de bitcoins, ouverture des plans d’épargne retraite des Américains aux cryptos, assouplissement de la régulation… Récemment, le milliardaire a également ratifié le Genius Act, un texte qui facilite la diffusion des stablecoins, ces cryptoactifs indexés sur le dollar. Une décision qui, cette fois, a mis en émoi le monde entier. Pour Céline et Nadia Antonin, respectivement économiste à l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE), et économiste membre honoraire de la Banque de France, auteures de Crypto-actifs : Une menace pour l’ordre monétaire et financier (Economica, 2025), cette offensive américaine ne relève pas seulement de l’innovation financière : elle porte en germe des risques systémiques majeurs.
L’Express : Pourquoi l’attention s’est-elle focalisée autour du Genius Act, ce texte américain destiné à encadrer les stablecoins ?
Céline et Nadia Antonin : Car le Genius Act présente plusieurs risques systémiques. D’abord, contrairement à la réglementation bancaire traditionnelle, il n’offre pas de véritable protection aux investisseurs. Si un émetteur de stablecoins fait défaut, les investisseurs perdent leur mise, sans aucun filet de sécurité. D’autre part, cette législation représente une menace pour la souveraineté monétaire des États. Les stablecoins échappent à la politique monétaire, privant les banques centrales d’un instrument essentiel de stabilisation conjoncturelle. Ils perturbent également l’activité bancaire traditionnelle : si les individus délaissent les dépôts bancaires au profit des stablecoins, cela réduit la capacité de crédit des banques.
Il faut enfin souligner que le Genius Act est beaucoup plus léger que le règlement européen MiCA. Là où l’Europe privilégie la protection du consommateur, les États-Unis favorisent l’innovation, parfois au détriment de la sécurité. D’ailleurs, les risques de fraude sont souvent négligés dans le débat public. Les stablecoins, comme l’ensemble des cryptoactifs, facilitent le blanchiment de capitaux, le financement du terrorisme et les attaques par rançongiciels. La confusion entre anonymat et traçabilité est problématique : certes, les transactions sont enregistrées sur une blockchain, traçable, mais les pseudonymes rendent difficile l’identification des acteurs. Trump ne s’en soucie guère.
A qui profite la manoeuvre ?
L’objectif stratégique de Donald Trump est clair : renforcer l’hégémonie du dollar face aux tentatives de dédollarisation des pays émergents. Mais le président américain a aussi des intérêts personnels directs dans ce secteur, notamment via la World Liberty Financial, entreprise dans laquelle sa famille détient des parts, et qui émet un stablecoin. Sa campagne, il faut le rappeler, a été largement financée par des acteurs des cryptoactifs. Parmi les "gagnants", outre les émetteurs de stablecoins, on retrouve également les Big Tech américaines. Certaines, comme Facebook avec Libra, envisageaient de longue date l’émission d’un stablecoin. Cette législation pourrait encore renforcer leur suprématie. Ce qui est particulièrement préoccupant dans le contexte du rapport Draghi sur le retard européen en matière d’innovation. Non seulement nous subissons déjà la domination des grandes entreprises technologiques, mais nous risquons de la voir s’étendre au secteur monétaire et financier.
Les stablecoins sont-ils vraiment aussi "stables" que leur nom le laisse supposer ? Que se passerait-il en cas de panique généralisée ?
Oui, le terme est trompeur. Il faut privilégier l’expression "jetons indexés". Certes, ils sont moins volatils que le bitcoin ou l’ether, mais ils ne sont pas à l’abri d’un effondrement. Le risque principal réside dans l’effet domino. Prenons l’exemple de Tether : des enquêtes ont révélé l’opacité de ses réserves et sa domiciliation dans un paradis fiscal. Des doutes sur un émetteur majeur sont susceptibles de déclencher une panique bancaire généralisée. Les investisseurs voudront récupérer leurs dollars simultanément, mais si les réserves ne sont pas intégralement disponibles, c’est l’effondrement assuré.
La différence cruciale avec le système bancaire traditionnel est l’absence de garantie. En Europe, nous avons des fonds de garantie des dépôts qui rassurent les épargnants. Alors, sur le papier, oui, chaque stablecoin émis doit être adossé à un dollar en réserve. En pratique, les mécanismes de vérification seront, vraisemblablement, très limités. Ces entreprises privées, qui veulent en premier lieu être rentables, ne peuvent pas se substituer aux banques centrales.
Quelles seraient les conséquences économiques et géopolitiques d’une adoption massive de stablecoins en dollars ?
Pour l’Europe, le risque est d’affaiblir l’euro. Une demande accrue pour les stablecoins en dollars renforce mécaniquement la monnaie américaine au détriment des autres devises. C’est pourquoi la BCE et sa présidente Christine Lagarde insistent sur l’urgence de développer un euro numérique. Pour les pays émergents, c’est paradoxal. Les Brics [NDLR : Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud, les puissances du "Sud global"] cherchaient à se dédollariser en diversifiant leurs réserves vers des monnaies asiatiques notamment. Les stablecoins les ramènent vers une dollarisation accrue, à l’inverse de leur stratégie géopolitique. Certains pourraient néanmoins y voir une alternative plus stable à leurs monnaies nationales fragiles.
Les émetteurs de stablecoins, eux, investissent massivement dans la dette américaine. Est-ce que cette caractéristique génère également des risques ?
Les émetteurs de stablecoins dans leur ensemble pourraient figurer dans le top 20 des pays qui détiennent le plus de dette américaine. Le Genius Act privilégie pour l’heure les investissements dans la dette à court terme pour maintenir la liquidité, bien que la dette long terme soit plus rentable. Reste qu’en cas de panique sur les stablecoins, les émetteurs pourraient être contraints de vendre massivement leurs titres de dette, déstabilisant le marché obligataire américain et compliquant le refinancement de la dette publique, ce qui entraînerait une pression à la hausse sur les taux d’intérêt. Paradoxalement, l’outil censé renforcer le dollar pourrait donc fragiliser l’économie américaine. Cette liaison crée une interdépendance risquée entre le marché des stablecoins et celui de la dette souveraine.
On le comprend, avec les stablecoins, le rôle des banques centrales risque de se marginaliser…
Effectivement, l’objectif implicite est de court-circuiter la politique monétaire traditionnelle. Un système parallèle échappant au contrôle des banques centrales rendrait leurs outils moins efficaces, marginalisant d’abord la Réserve fédérale américaine (Fed), puis les autres banques centrales mondiales. D’ailleurs, de manière inquiétante, la Fed est complètement en retrait. Malgré son indépendance théorique, elle ne s’oppose pas à cette évolution qui menace pourtant ses prérogatives.
Comment l’Europe doit-elle réagir à ce texte ?
Deux leviers complémentaires s’imposent. D’abord, renforcer la régulation avec un MiCA 2 qui inclurait la finance décentralisée, actuellement hors du périmètre. Ensuite, accélérer le développement de l’euro numérique, réponse directe aux stablecoins en dollars. L’enjeu est de trouver le bon équilibre entre protection du consommateur et innovation financière. Aux États-Unis, le curseur penche excessivement vers l’innovation, parfois au détriment de l’éthique et de la protection des données. L’Europe doit éviter l’écueil inverse : trop de protection tue l’innovation.
L’euro numérique est-il vraiment capable de s’imposer comme une alternative pour contrer l’essor des stablecoins en Europe ?
Difficile à dire tant qu’il n’existe pas. L’avantage de l’euro numérique est son caractère inclusif. Contrairement aux cryptoactifs, dont l’accès n’est pas à la portée de tous, il sera plus universel, comme les espèces. Il permettra de limiter le transfert de dépôts en euros vers les États-Unis et le renforcement du rôle du dollar dans les paiements transfrontaliers. D’aucuns considèrent les stablecoins en euros comme une réponse pragmatique à un besoin croissant, mais nous pensons que l’euro numérique est davantage souhaitable. Rappelons que la principale différence entre l’euro numérique et les stablecoins est que le premier est émis par une banque centrale qui inspire confiance au consommateur et lui offre une protection.
Le Bitcoin évolue à des niveaux proches de ses plus hauts historiques. Qu’est-ce qui justifie, selon vous, une telle valorisation ?
Le nombre de cryptoactifs se multiplie. Dans cet univers, le bitcoin est le premier cryptoactif en termes d’historique, de capitalisation – il représente plus de la moitié de celle des cryptos – et de réputation. Il bénéficie ainsi d’un "effet de réseau". Par ailleurs, la hausse du cours incite aussi plus de particuliers à en acheter. Mais c’est un actif spéculatif, volatil, soumis au jeu de l’offre et de la demande. Rien n’empêche qu’à un moment ou un autre, il baisse de façon assez forte.
Les institutions financières, elles aussi, se positionnent de plus en plus, à l’image de Blackrock, de JPMorgan ou de Société Générale… comment jugez-vous cet élan du secteur financier traditionnel vers l’univers des cryptos ?
Chacun est libre d’investir où il veut. Mais quand le phénomène devient institutionnel, cela appelle à la vigilance, car le risque est disséminé dans une partie croissante du système financier et devient d’autant plus important. C’est inquiétant car les cryptos n’offrent pas les garanties d’autres actifs plus sûrs. Difficile de ne pas faire le parallèle avec ce qui s’est passé au moment de la crise des subprimes, entre 2007 et 2008. Via la titrisation, le risque s’est diffusé dans une grande partie de l’économie via des titres adossés à des portefeuilles hétérogènes, mêlant actifs sûrs et actifs risqués. Le jour où un problème a surgi, on s’est rendu compte que l’on se savait où se situait le risque. En matière financière, l’histoire a tendance à se répéter.
Et compte tenu de la taille de ce marché des cryptos aujourd’hui, est-ce qu’un krach du Bitcoin pourrait entraîner une crise du type de celle des subprimes comme vous l'évoquez ?
Pour l’instant, non. Mais compte tenu de la vitesse à laquelle il se développe, il pourrait rapidement arriver à une taille critique. Si un phénomène comme la faillite de FTX [NDLR : une plateforme d’échange de crypto-actifs dirigée par Sam Bankman-Fried] se produit dans quelques années, les conséquences seront tout autres.
Croyez-vous à un élan global de privatisation de la monnaie ?
Non car, malgré tout, les citoyens croient dans les institutions et accordent plus de confiance à une banque centrale, prêteur en dernier ressort, qu’à une entreprise privée. Ils sont attachés, à une forme de sécurité, de confiance, de lien social qui est donné par la monnaie.