Derrière Wegovy et Mounjaro, les inquiétantes dérives du nouveau marché des médicaments anti-obésité
Dans la torpeur de l’été 2025, les Français obèses ou en surpoids ne se sont pas encore précipités sur les nouveaux médicaments anti-obésité (Wegovy et Mounjaro). Ils étaient un peu moins de 40 000 patients sous traitement à la fin de juin selon les dernières données disponibles (1) et les pharmaciens n’ont pas constaté d’envolée de la demande en juillet. Il n’empêche, l’élargissement du marché depuis le 23 juin aiguise déjà l’appétit de nombreux acteurs. Jusque-là réservées aux obésités les plus sévères, ces molécules sont désormais accessibles à partir d’un indice de masse corporelle de 30 (par exemple 87 kilos pour 1,70 mètre), voire 27 sous conditions. Elles peuvent à présent aussi être prescrites par tous les médecins, et plus uniquement par des spécialistes.
Sociétés de téléconsultation et vendeurs en ligne de médicaments anticipent donc une augmentation rapide des ventes, à l’instar de tous les pays où ces produits ont été autorisés – 1,6 million de Britanniques sont déjà traités, par exemple. En conséquence, toute une offre a émergé sur Internet ces derniers mois, de la délivrance d’ordonnances à la livraison des injections à domicile, en passant par des programmes d’accompagnement. Si certains de ces nouveaux services aideront peut-être les patients, d’autres s'avèrent clairement dans l'illégalité et tous suscitent l’inquiétude des spécialistes de l’obésité.
Pour la première fois dans notre pays, des traitements à l’efficacité reconnue ont été autorisés à la prescription et à la vente sans pour autant faire l’objet d’un remboursement. Un changement de paradigme majeur, dont on n’a pas fini de mesurer les conséquences. Au-delà des inégalités d’accès générées par cette situation, les patients se trouvent confrontés à une première difficulté : la très grande variation des prix selon les officines. Une question tout sauf triviale, au regard du coût du traitement, 265 euros par mois en moyenne (2). "Quand j’ai démarré les injections en juin, j’ai contacté quelques pharmacies autour de chez moi pour connaître les tarifs : ils allaient de 170 euros à 350 euros !", raconte Bénédicte Lagardette. Cette Montpelliéraine, ancienne infirmière reconvertie dans la conception de sites informatiques, a donc eu l’idée de lancer sur Facebook une carte des prix, alimentée par les internautes.
Jusqu'à 468 euros pour un mois
En quelques semaines à peine, sans aucune publicité, elle compte déjà 467 pharmacies listées. D’après ces données, déclaratives, les prix affichés pour un mois de traitement allaient de 120 à… 468 euros. "Une carte similaire a été créée pour Mounjaro, avec là aussi des écarts très importants", note la jeune femme. En l’absence de prise en charge par la collectivité, les tarifs sont en effet totalement libres : "Les industriels négocient avec les grossistes. Eux-mêmes négocient avec les pharmaciens, qui fixent ensuite leur marge comme ils l’entendent", détaille Philippe Besset, le président de la Fédération des syndicats pharmaceutiques de France. Pour aller au moins cher, ou au plus rapide, certains patients pourraient donc être tentés de se fournir sur Internet.
C’est le pari de plusieurs sites enregistrés à l’étranger, notamment au Royaume-Uni. Même pas besoin de téléconsultation : remplir un rapide questionnaire en ligne suffit à passer commande. Aucun échange avec un médecin, ni information sur le processus d’initiation du traitement (qui nécessite d’augmenter progressivement les doses), encore moins sur les effets secondaires. Problème, cette pratique s’avère non seulement interdite, mais aussi dangereuse. "Le patient pourrait ne jamais être livré, ou pire, recevoir des produits de piètre qualité. Sans compter que ces médicaments doivent être conservés au frigo : comment la chaîne du froid peut-elle être respectée dans ces conditions ?", s’interroge Pierre-Olivier Varlot, président de l’USPO (Union des syndicats de pharmaciens d’officine).
Accompagnement numérique
Alternative moins risquée, un autre site, irlandais, se contente de fournir des ordonnances, sur la base là aussi d'un questionnaire, complété de quelques photos (charge ensuite au patient de se fournir par lui-même en pharmacie). Un contrôle bien léger pour des patients pressés - ou peut-être juste en surpoids mais non obèses, auxquels les médecins n'ont normalement pas le droit de prescrire ce produit...
Les acteurs basés dans l'Hexagone, eux, se montrent plus prudents : si plusieurs se sont également lancés dans la délivrance d'ordonnances de Wegovy ou de Mounjaro, ils mettent surtout l'accent sur le suivi des patients, et sur leur attention à ne s'adresser qu'aux personnes réellement en situation d'obésité. Pas question non plus pour la quasi-totalité d’entre eux de commercialiser les injections, ni même de faire le lien avec des sites de pharmacies en ligne : la vente à distance de traitements sur prescription est interdite aux officines françaises. Seul le site charles.co joue pour l’instant sur une subtilité de la législation, qui autorise les pharmaciens à mettre en place des systèmes de livraison – mais juste dans les cas où les patients sont dans l’incapacité de se déplacer. "Ce service n’est disponible qu’en région parisienne, auprès d’officines qui livrent déjà des malades", élude son cofondateur Simon Burelier, qui préfère insister sur les prestations d’accompagnement développées par ses équipes.
Prendre ces produits coupe-faim n’a en effet rien d’anodin, et les personnes sous traitement doivent bénéficier d’un suivi renforcé. Dans le cas contraire, l’échec et l’abandon de traitement guettent. Les centres spécialisés obésité (CSO), souvent attachés à des hôpitaux publics, proposent aux patients une large palette de services : consultations médicales régulières, conseils nutritionnels, activité physique adaptée, soutien psychologique. Partant du constat que les médecins, en ville, ne pourront sans doute pas offrir autant d’appui aux malades, différentes sociétés se sont lancées dans l’accompagnement "en ligne". Les acteurs de la téléconsultation comme Qare ou Livi ont ainsi développé des programmes dédiés. "Nos médecins vont mettre en place un parcours personnalisé pour chaque patient, avec des consultations thématiques à distance, mais aussi un dépistage des pathologies liées à l’obésité, dans le cadre d’un référentiel de bonnes pratiques pour la prescription des médicaments", assure le Dr François Burté, à la direction médicale de la plateforme.
Des spécialistes circonspects
De plus petite taille, des nouveaux venus dans le champ médical comme charles.co ou annette.care, misent eux sur un accompagnement largement virtuel, par le biais d’applications dédiées. Au menu : des conseils vidéo préenregistrés, et des outils interactifs où les patients peuvent entrer leur poids et leur alimentation, et qui vont leur fournir des plans nutritionnels adaptés et des conseils pour augmenter leur activité physique. "Notre offre a été validée par des médecins, et les patients ont la possibilité de s’adresser à des diététiciens et des coachs, en plus du suivi par leur spécialiste", détaille François-Xavier Trancart, entrepreneur du numérique et cofondateur d'Annette.care. Pour ces services, il faudra prévoir un budget de 49 euros par mois sur ce site, ou de 35 à 50 euros sur charles.co.
Sans rejeter ces innovations, les spécialistes de l’obésité les accueillent avec circonspection. "Il n’y a pas de raison de s’y opposer a priori, des applications peuvent apporter une grande aide, car voir les patients très régulièrement n’est pas toujours facile, indique le Pr Jean-Michel Oppert, chef du service de nutrition de l’hôpital de La Pitié Salpêtrière (AP-HP), à Paris. Encore faut-il savoir si ces outils ont fait l’objet d’une évaluation, et ont réellement démontré leur intérêt." Et cet expert d’insister : le suivi d’un patient ne se limite pas à prodiguer des conseils alimentaires ou à inciter à la pratique d’un sport, il faut par exemple aussi être capable de réagir en cas d’effet secondaire, ou savoir décider de l’arrêt du traitement.
"S’il s’agit de programmes structurés, avec des équipes médicales solides et un contenu validé, pourquoi pas. Mais attention aux services opportunistes qui vont se limiter à la délivrance rapide d’une ordonnance", s’inquiète la Pr Karine Clément, présidente de l’Aféro, association française d’étude et de recherche sur l’obésité. Elle aussi pointe la nécessité de fiabiliser le recours aux outils numériques : "Il y a besoin d’une recherche dédiée pour les valider scientifiquement sur différentes dimensions : adhésion au suivi, efficacité, gestion des effets secondaires et des carences nutritionnelles, évaluation de la perte de masse maigre par rapport à l’âge, règles d’arrêt…".
Avec d’autres spécialistes, l’Aféro prépare un document de référence pour l’automne, afin d’édicter des recommandations pour le bon usage de cette nouvelle classe de médicaments. Principalement à destination des médecins généralistes, il devrait aussi appeler les autorités sanitaires, et notamment la Haute autorité de santé, à évaluer les nouveaux services numériques d’accompagnement des patients.
(1) et (2) données collectées par Iqvia pour la FSPF (prix moyen toutes doses confondues à fin juin)