Joann Sfar : “Dès que je parle du Proche-Orient sur les réseaux, mon crayon pèse 300 kilos”
Pendant longtemps, les planches originales de Joann Sfar étaient dans sa cave, recouvertes de pisse de chat – “marrant pour le créateur du Chat du Rabbin”, commente-t-il. C’est pour ça que l’exposition au Musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme constitue un événement. Interview.
Ta réaction à cette exposition ?
Joann Sfar – Quand un livre sort en librairie, à part Le Chat du Rabbin qui est une grosse machine, j’ai peur que ça ne marche pas. Depuis que je travaille, je vis sous le reproche du mec qui en fait trop. L’expo m’aide beaucoup parce qu’elle donne un sens, une lisibilité à mon travail. La cartographie que les commissaires Clémentine Deroudille et Thomas Ragon proposent est radicale : sur mes 300 ouvrages, ils ont sorti 250 planches et carnets.
On retrouve aussi tes maîtres Hugo Pratt, Fred, Will Eisner, Jack Kirby.
Je fais partie des dessinateurs qui, petits, ont beaucoup copié. Je suis très heureux d’en parler : mon style, qu’on l’aime ou pas, ne vient pas de nulle part, ce n’est pas une maladresse, c’est ce que je voulais faire.
En même temps que l’expo, paraît Young Man une compilation de tes carnets du début des années 1990.
Contrairement à tous mes autres carnets, ces pages ont été faites sans penser qu’elles seraient publiées. Pour moi, c’était des années extrêmement marrantes, j’étais bien entouré, on n’arrêtait pas de rigoler. Quand on voit le carnet, il n’y a que la morbidité, pas seulement parce que mes grands-parents étaient en train de mourir. Je pense que j’étais malade que personne ne veuille me publier alors, dès que je prenais un crayon, je revenais à cette angoisse-là. Puis il y avait cette obsession du corps, du cadavre. Quand ma mère est morte, il n’y a pas eu d’autopsie. Étudiant, je suis allé frénétiquement assister à des autopsies, contre l’avis de mes profs de morphologie qui me disaient : “le dessin c’est la vie”. Une grande partie de mon travail a été d’emporter mon dessin vers la vie.
La création du Chat du rabbin, tu expliques que c’est la suite de trois événements : la naissance de ta fille, la mort d’une de tes grands-mères et les attentats du 11 septembre 2001.
Un voyage à Jérusalem a aussi été déterminant. J’ai tellement ressenti une fascination fraternelle, tendre, je me suis mis à dessiner les Juifs qui dansaient dans les rues, les filles juives qui venaient me parler – avant, comme mon père voulait que j’épouse une fille juive, ça me terrifiait. Ce voyage m’a enrobé d’un truc que je n’ai pas tout de suite su nommer mais, l’année d’après, tout s’est mis en place avec le Chat du Rabbin, conte merveilleux sur le Maghreb, pour à la fois panser les plaies de tout le monde mais également donner un lieu de discussion sur ces périodes-là.
Dans l’exposition, tu fais dire au Chat : “Mais si je meurs, qui prendra soin de mes morts ? Il faut vite que je les mette à l’abri dans mes livres (…)”.
Oui, il y a cette envie de faire exister des souvenirs de ma grand-mère qui me paraissaient futiles quand j’étais petit, mais beaucoup moins, plus je grandis. C’est mon terroir comme Pagnol a sans doute parlé d’une Marseille qui n’existait pas, comme Johnny Cash parlait des chants d’église de quand il était petit. Pour la couverture du premier Chat du Rabbin – c’était conscient – je me suis inspiré d’une photo de moi nourrisson dans les bras de ma mère avec le chat à ma place et mon personnage Zlabya à la place de ma mère. Dans quelques mois, avec la bande dessinée Les Idolâtres, je vais raconter l’absence de ma mère et pourquoi le dessin s’est mis à la place. L’avantage de vieillir, c’est que les choses s’éloignent assez pour que l’on puisse les traiter comme si elles étaient arrivées à quelqu’un d’autre.
Tu es très présent sur Instagram, comment considères-tu ce support ?
J’ai mis un moment à comprendre ce que j’y faisais. Ce n’est pas du cartoon mais de l’affiche, du tract, des messages qui doutent, qui posent des points d’interrogation.
Après les événements du Proche-Orient, tu as conseillé à la jeunesse “qui ne sait plus quoi dire” d’étudier l’histoire de la région.
Il y a une vraie détresse chez les jeunes. Ils ont des amis juifs et arabes, ils peuvent vouloir, comme tout le monde, d’un état palestinien, mais aussi éviter que tous les juifs soient exterminés. Il me semble qu’avant de tomber dans la polarisation, il faut prendre ce temps pour se documenter. Évidemment, je ne suis pas du tout objectif, je suis de nationalité française mais toute ma famille paternelle habite en Israël. À force d’y aller, je connais aussi beaucoup d’Arabes israéliens. Je milite pour que l’on lise des écrits des deux camps, des poètes, des cinéastes pour ramener vers l’humain. Pourquoi cette situation inextricable ? Parce qu’on a un lieu où les deux parties ont raison. Il y a un moment fondateur, c’est 1917, quand les Anglais promettent la même terre aux Juifs et aux Arabes par deux messages différents. Cette situation pourra se régler avec de la confiance et quand toute la région le voudra.
Un sujet compliqué sur les réseaux sociaux ?
Dès que j’en parle, mon crayon pèse 300 kilos. Ce dont les gens ne se rendent pas compte c’est que leur passion pour le Proche-Orient fait partie des obstacles à la paix. Transformer un lieu d’humanité en lieu de symbole, c’est la meilleure manière que ça ne se règle pas. C’est pour ça que Le Chat du Rabbin, je ne l’ai pas fait non plus pour rien. Il me semble que les Juifs et les Musulmans du Maghreb ont parfois une bonhomie bienvenue sur les relations intracommunautaires. Au Maghreb, on sait qu’aucun problème n’a de solution, on est très détendu avec ça. Quand des gens ont une solution à la question juive, je vois trop où ça peut mener.
Propos recueillis par Vincent Brunner
Exposition Joann Sfar, la vie dessinée au Musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme 71 rue du Temple, 75003 Paris, jusqu’au 12 mai 2024
Le Chat du Rabbin – La Traversée de la mer noire (Dargaud), 88p., 16,95€
Young Man (Gallimard), 352p., 26 €