Management : ces penseurs français qui auraient banni touristes et KPI de l’open space
Pas un mois ne passe sans qu’une nouvelle théorie ne vienne "révolutionner" ou expliciter le monde des organisations, ni sans qu’un ouvrage ou un "gourou" du management ne mette en avant les "clés de la réussite en entreprise", en s’appuyant sur des penseurs reconnus, souvent issus des États-Unis. "En France, on ne connaît plus vraiment sa tradition intellectuelle. Certains reviennent à des concepts qui existent en réalité depuis longtemps, d’autres s’imaginent que les modèles en management sont nés outre-Atlantique. Tout cela n’est pas toujours exact !", souligne Jean-François Chanlat, professeur émérite à Paris Dauphine PSL et professeur affilié à HEC Montréal.
Pour ce spécialiste dans les domaines des études organisationnelles, de la gestion et du management interculturel, "tout commence notamment avec le courant français initié par Saint-Simon dont la pensée se situe à cheval entre le XVIIIe et le XIXe siècle, ainsi qu’avec les autres intellectuels qui, à des degrés divers, s’inscrivent dans cette lignée", poursuit l’auteur de Contre l’amnésie. Les sciences administratives de langue française de Saint-Simon à nos jours (Editions EMS, 2025).
Influencé par les Lumières, Claude-Henri de Rouvroy, comte de Saint-Simon, aristocrate progressiste, traverse l’Atlantique, fait la Révolution américaine aux côtés de La Fayette, puis revient en France, où il abandonne sa particule pendant la Révolution. "Pour lui, la seule façon de relier les hommes entre eux, est de les faire travailler, tous ensemble, à l’amélioration de leur sort commun, tout en restreignant les droits des consommateurs oisifs, en d’autres termes, les rentiers". Ainsi, Dans La Parabole. suivi de Sur la querelle des abeilles et des frelons (1819), Saint-Simon met à l’honneur les abeilles, les véritables producteurs.
"Dans sa vision, ce ne sont plus les plus forts qui dirigent les entreprises, mais ceux qui en sont capables par leur science et leur industrie. Pour lui, l’entreprise n’est donc pas une organisation uniquement orientée vers le profit", explique le spécialiste. Dans le cadre saint-simonien, le rôle du chef d’entreprise se limite à une mission principale : concevoir et mettre en œuvre des techniques collectives capables de maîtriser la nature et d’exploiter les ressources de la planète dans l’intérêt du plus grand nombre. Une forme de responsabilité sociétale des entreprises (RSE) avant l’heure. Dans cet idéal, "grâce à la généralisation de l’instruction, les rapports de soumission disparaîtront et feront place à une communauté de travail au sein de laquelle tous les travailleurs pourront comprendre le plan de production et seront à même de juger de la mission générale", poursuit l’expert. Deux siècles avant la loi Pacte, Saint-Simon esquissait déjà les contours de la société à mission.
Par ailleurs, Saint-Simon a une conception particulière du leadership : il rejette toute forme de pouvoir charismatique. L’autorité, selon lui, ne doit plus être incarnée que par "des guides au service d’une communauté", comme l’explique Pierre Musso dans Saint-Simon, philosophe de la société industrielle (Fayard, 2015). Les Saint-Simoniens qui s’en inspirent prendront la tête d’entreprises de premier plan dans des domaines aussi variés que les transports ferroviaires et maritimes, la banque ou l’assainissement des eaux à l’image, par exemple, du concepteur du canal de Suez, Ferdinand de Lesseps (1805-1894).
Fayol, chantre du management collaboratif
Jean-François Chanlat met également en lumière l’un des "praticiens" de la pensée saint-simonienne : Henri Fayol (1841-1925), reconnu comme l’un des pionniers des principes de gestion moderne. Passé par l’Ecole des Mines de Saint-Etienne, ce directeur d’une entreprise minière découvre que, face à un incendie, la pratique courante consiste à sacrifier les mineurs en murant les galeries ou en noyant la mine. "Opposé à ces mesures extrêmes, Fayol devient un véritable précurseur en matière de sécurité dans les mines", rappelle l’expert, bien avant que ces préoccupations ne soient intégrées dans le Code du travail.
Sa vision globale de l’entreprise se distingue aussi de celle de son contemporain, Frederick Taylor. "Tandis que ce dernier plaide pour un management descendant et un contrôle systématique du travail, effectué grâce à des indicateurs chiffrés, Fayol défend un management plus collaboratif". Le Français valorise l’initiative individuelle et l’écoute des remontées du terrain. Il milite pour "l’intérêt général" dans les organisations, en opposition aux "intérêts particuliers" de certains dirigeants et prône une gestion fondée sur l’expérience. "Il critiquait ceux qui ne géraient qu’avec des chiffres, focalisés sur l’optimisation financière, au détriment de l’humain", conclut le professeur Chanlat. On peut se demander : qu’auraient pensé Saint-Simon et Fayol des entreprises aujourd’hui ?