A Paris, la vie et l'œuvre de Franck Doucen à découvrir à la galerie La Moulinette
La rue Lepic part de la place Blanche, elle monte jusqu’à la rue des Abbesses, la colonise, évite le cimetière Montmartre en faisant une grande boucle au bout de laquelle, à gauche, à l’angle de l’ancienne rue des Brouillards, au 81 bis, la galerie La Moulinette expose l’œuvre de Franck Doucen. Toute sa vie. Je crois avoir compris qu’il était né dans les années 1970, en Bretagne, et qu’il a commencé ce projet il y a vingt ans, dans une chambre de bonne, au 6e étage de l’immeuble où il a trouvé refuge, après un parcours universitaire brillant, une carrière professionnelle plus terne, je ne connais pas les détails. Pas sûr qu’ils aient de l’importance, car ce n’est pas la chambre qu’il raconte, peint, sculpte, installe, écrit, suspend, enferme, emboîte, relie à des souvenirs par des fils de laine, écrase au sol comme des flaques.
Il occupe toute la galerie à lui tout seul. On ne voit pas comment il pourrait en être autrement. Il occupe également le sous-sol. Ça se présente dans ces caisses ouvertes, des encadrements inadaptés, des scènes composées d’objets usuels, miniatures animales et humaines, on pense à Untel ou Untel artiste comme pour s’appuyer aux parois d’un navire qui tangue. Mais lui n’est pas fou. C’est un être de circonstances, il est là en transit, avec ses affaires, une cinquantaine de valises ouvertes, la propriétaire de la chambre veut la récupérer, peut-être qu’elle aussi ne sait plus où aller.
Imaginez la salle des pas perdus, ses affaires sont là, un train va partir, le sien, ou le suivant. On ne peut pas dire que ce soit vraiment à vendre au prix où il les propose. Il faudrait ajouter un ou deux zéros pour que ça devienne sérieux. Le sérieux n’y est pas. La gravité, oui. La beauté surtout. Chacune des caissettes vitrines propose une émotion particulière, probablement un souvenir, un malheur, j’admire très vite ce qu’il n’y a pas : ça m’a plu petit à petit, au fur et à mesure, en réalisant ce qui m’aurait heurté, agacé, rendu méchant, genre C’est quoi ce truc, à quoi ça ressemble ? Et entendre la voix qui me souffle "à rien, à rien d’autre", Plec’h eoc’h ? (Où êtes-vous ?), question que l’auteur pose aux fantômes, pour savoir ce que sont devenus les autres, ceux qui l’ont traité, qui n’en peuvent mais, ne l’ont pas renié, ou alors… Je demande à mes vieux genoux l’autorisation de m’accroupir. Je me retrouve alors "en présence" de saynètes à la Mack Sennett : c’est clair, précis, pensé, c’est intelligent et intransigeant. A partir de là, vous pouvez peut-être imaginer ce qu’il n’y a pas. Rien en trop.
"Le complot des heures égarées"
Evidemment, une part de mon émotion vient du fait que rien, jamais, personne n’a encore fait le malin pour dire ce qu’il en est. A part sa sœur protectrice qui a connu les Tonton Pier, Yves, Germaine, Céleste, Claudette, Rapha, Isabelle, Marie, Michel et dont elle dit que "tous respirent ici"… Elle cite Shakespeare en breton : An amzer o tont er-maez eus e gonded, Le temps sort de ses gonds.
Franck Doucen a écrit au plafond de sa chambre : "Le complot des heures égarées". Il écrit beaucoup, un peu partout, sur des serviettes, des miroirs, des photos de l’ancien temps. La Bretagne est importante, la Haute Cornouaille. Même problème avec le livre en vente sur le bureau du fond : Ni Papier ni crayon, la classification des insaisissables le placerait au rayon Poésie. C’en est, mais sans rime, c’est déjà ça. Il en a arraché les pages qu’il a semble-t-il épinglées auprès de quelques-unes des boîtes ouvertes, en guise de cartel flottant.
Ces initiatives me font penser aux phylactères des bandes dessinées, où les mots flottent au-dessus des personnages. Je ne sais pas quoi en dire de plus, sinon qu’ici le geste prime, celui de la feuille arrachée, échappée du carcan biblique pour voler au secours d’une œuvre qui n’en a pas besoin, mais accueille plutôt bien la recomposition de son espace. Au fond de la crypte, une pièce de ce puzzle de forcené est posée contre le mur ; la carte d’étudiant de son père est fichée de travers, et donc tout se tient, c’est le plus impressionnant.
Christophe Donner, écrivain