"L’Europe brillait quand elle osait penser autrement" : l'appel au courage de Bana Jabri
Nous vivons un moment d’urgence. L’intolérance progresse, les émotions l’emportent sur la raison, la méfiance s’insinue jusque dans nos institutions les plus essentielles. L’obscurantisme, que l’on croyait relégué au passé, revient. Parfois insidieusement. Parfois brutalement. Alimenté par la peur, la désinformation, la suspicion. Chaque fois que la peur triomphe du dialogue, chaque fois que la raison se tait, l’humanité emprunte une pente dangereuse.
Ne pas agir n’est plus une option. Camus nous avait prévenus : "Mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde." Aujourd’hui, mal parler de la science, la déformer, l’instrumentaliser, la contraindre, ce n’est pas seulement trahir la science : c’est renoncer à cette démarche humaniste qui consiste à chercher, à douter, à comprendre avant de juger. Car désormais, ce n’est plus un choix individuel, mais un devoir collectif : résister à l’obscurantisme, à la violence, aux simplismes et affirmer, par la connaissance, ce qui unit plutôt que ce qui divise.
Permettez-moi un détour vers la nation qui se proclamait jadis "la terre de la liberté". Aux États-Unis, un paradoxe inquiétant s’installe : la science est attaquée lorsqu’elle dérange, les arts menacés lorsqu’ils interrogent, la presse poursuivie lorsqu’elle enquête, la justice fragilisée lorsqu’elle refuse d’obéir. Même le Kennedy Center, symbole de création libre, a été menacé par une mise au pas politique. Dans les universités, des demandes de financements sont refusées si certains mots apparaissent : diversité, vaccins, evidence-based science (NDLR : science basée sur les preuves).
Lorsqu’un pays commence à punir la pensée qui le questionne, il se prive de ce qui l’a rendu puissant : sa capacité à créer, à imaginer, à se réinventer. Et pourtant, l’Amérique s’est construite sur la science libre ! Nous sommes en 1945. Le pays sort de la guerre et comprend une chose essentielle : la liberté scientifique peut décider du destin d’une nation. Vannevar Bush remet à Franklin D. Roosevelt Science: The Endless Frontier. Il y affirme une idée révolutionnaire : l’État doit investir massivement dans la recherche fondamentale, mais ne jamais la contrôler ! Financer sans dicter. Soutenir sans intervenir. Donner les moyens sans imposer la pensée. Ce choix va transformer l’Amérique. Avant 1945 : 18 prix Nobel. Après : plus de 400 ! La Silicon Valley naît, l’industrie biotechnologique explose. La science libre devient moteur de puissance, d’innovation, de prospérité.
"L'Europe choisira toujours la science"
Un autre rapport aurait pu transformer notre continent. En 2024, Mario Draghi propose une vision similaire pour l’Europe : investir, donner aux universités les moyens, reconnaître que la science est un pilier de souveraineté, de liberté et de paix. Mais un an plus tard, seulement 11 % de ses recommandations sont appliquées. La différence se résume en un mot : l’audace. L’audace de financer. L’audace de faire confiance. L’audace de comprendre que soutenir la science, ce n’est pas dépenser : c’est décider qui écrira notre avenir.
Aujourd’hui, l’Europe consacre à peine 2 % de son PIB à la recherche, alors que les Etats-Unis investissent au-delà de 3%. En Europe, l’Allemagne dépasse les 3 %, la Suède atteint 3,4 %. La France, elle, reste sous 2,2 %. Si nous voulons rester libres, innovants, souverains, nous devons assumer ce choix : investir au même niveau que ceux qui façonnent déjà l’avenir. Comme l’a déclaré Ursula von der Leyen : "L'Europe choisira toujours la science. Et l'Europe incitera toujours les scientifiques du monde entier à choisir l'Europe."
Encore faut-il que nous nous donnions les moyens d’être à la hauteur de cette promesse. Le prix Nobel d’économie 2025, Philippe Aghion nous en avertit : "La puissance d’une nation dépend désormais de sa capacité à produire des ruptures technologiques." Si l’Europe veut rester libre, elle doit investir dans l’avenir de son intelligence. La Renaissance doit être une leçon pour notre temps. Stefan Zweig nous rappelle ce qu’elle a été : non pas un progrès technique ou artistique, mais une révolution intérieure. L’Homme découvre qu’il peut penser, créer, explorer par lui-même. L’Europe cesse d’être figée dans des certitudes ; elle devient espace de dialogue, de curiosité, d’audace. Magellan élargit le monde, Colomb bouscule les cartes, Copernic brise l’ordre établi, Léonard invente l’impossible.
L’Europe brillait quand elle osait penser autrement. Nous devons retrouver cette audace !
Quand la science se confond avec la politique
La pandémie de Covid-19 aurait pu rapprocher la science et la société. Elle l’a parfois fait, mais elle a aussi créé de la confusion. Pourquoi ? Parce que nous avons eu peur de dire : "Nous ne savons pas encore." Nous avons mal expliqué que la recherche n’est pas la science. Elle avance comme un enfant qui apprend à marcher : elle tombe, hésite, trébuche — mais chaque chute prépare un pas plus sûr. Newton le disait : "Si j’ai vu plus loin, c’est en montant sur les épaules de géants." Mais parfois, la science a été confondue avec la politique. Le rôle d’expliquer a été mélangé avec celui de décider. Cette confusion a transformé la science en instrument de pouvoir — et cela, nulle science libre ne doit l’accepter.
Il nous faut douter pour avancer. Descartes nous l’a appris : "Le doute est le commencement de la sagesse." Douter, ce n’est pas renoncer à la vérité, c’est refuser la facilité, accepter la nuance, écouter avant de conclure. Edgar Morin nous le rappelle : la connaissance progresse non pas en niant les contradictions, mais en les intégrant. N’oublions pas une chose essentielle : nous n’avons pas évolué pour comprendre, mais pour survivre. Notre esprit préfère l’instinct à la nuance, la certitude au doute. Et pourtant, c’est en apprenant à douter que nous sommes devenus humains. La science avance en reliant ce qui semblait opposé, en transformant le désaccord en compréhension.
Mais alors, comment défendre la complexité dans un monde qui veut des réponses avant même d’avoir posé les questions ? En réapprenant à dialoguer. Pas pour triompher, mais pour comprendre. Pas pour imposer une vérité, mais pour en faire surgir une nouvelle, que personne n’aurait pu atteindre seul. Les anciens l’avaient compris. Épicuriens et stoïciens se retrouvaient le soir comme on alimente un feu : bûche après bûche. Non pas pour vaincre, mais pour éclairer mieux ensemble. Sénèque l’écrivait : "Nous monterons ensemble, ou nous ne monterons pas."
Le dialogue n’était pas un combat. C’était une ascension commune. Alors retrouvons cette exigence. Cette parole qui écoute avant de répondre. Ce débat qui relie au lieu d’opposer. Cette pensée qui accepte le doute comme une promesse - et non comme une menace. Parce que penser ensemble, c’est déjà transformer l’avenir. Éduquer à la science est essentiel aujourd’hui : c’est éduquer à l’écoute, à la créativité, à la tolérance. C’est apprendre que le désaccord peut être fécond, et que le doute est une promesse de progrès.
Que l’Europe redevienne ce qu’elle doit être
Permettez-moi d’évoquer ce que je vis chaque jour à l’Institut Imagine. Nous ne changeons pas seulement des traitements : nous transformons des vies. Nous pouvons le faire parce que nous sommes un Institut Hospitalo-Universitaire (IHU) - une fondation d’intérêt privé, portée par un pacte de confiance entre institutions publiques - AP-HP, Inserm, Université Paris Cité - et l’ensemble de ceux qui s’engagent pour le bien commun : chercheurs, médecins, entreprises, donateurs, citoyens. Ce pacte nous donne ce que toute science exige : la liberté d’inventer, la responsabilité d’agir.
C’est dans ce cadre que l’un des pionniers de l’institut, Pr Alain Fischer a guéri des enfants grâce à la thérapie génique. C’est ainsi qu’en étudiant des Parkinsons génétiques chez l’enfant, Michela Deleidi ouvre des pistes thérapeutiques pour les adultes atteints de Parkinson. Voilà ce que fait l’Europe quand elle ose : elle soigne les enfants… et guérit la société tout entière. Aucune discipline, aucune institution, aucune personne seule ne relèvera les défis qui viennent. C’est tous ensemble - biologistes et philosophes, artistes, journalistes, médecins, citoyens, entrepreneurs, et responsables politiques - que nous devons inventer la science de demain.
Non pas une science qui divise ou qui contraint, mais une science qui relie, éclaire et émancipe. Stefan Zweig et Érasme ont incarné cette tolérance humaniste : une tolérance lucide, raisonnée, exigeante dans sa quête de vérité. Mais l’histoire nous enseigne aussi que la tolérance seule ne suffit pas. Elle devient impuissante lorsqu’elle renonce à choisir, lorsqu’elle accepte que la raison abdique devant la violence. C’est ici que l’exemple de Robert Badinter nous éclaire. Il nous a montré ce que peut être la grandeur d’un esprit libre : transformer la douleur en justice, la tolérance en action, la lucidité en espérance. La liberté n’est pas un principe abstrait : c’est une responsabilité exercée. Dante nous le rappelle dans la Divine Comédie : "Ce n’est pas le mal qui condamne, mais de traverser la vie sans jamais choisir — sans le courage de la justice, ni le risque de la vérité."
Alors, que l’Europe redevienne ce qu’elle doit être : non pas un refuge, mais un moteur de liberté ; non pas un suiveur, mais un phare pour la connaissance ; non pas un héritage, mais le laboratoire vivant de l’avenir humain. Si l’Europe veut éclairer l’avenir, elle doit décider aujourd’hui d’en être l’architecte. Choisir la science, c’est choisir la liberté plutôt que la dépendance, la prospérité plutôt que le déclin, la paix plutôt que l’impuissance.
L’avenir ne nous attendra pas. À nous de le construire.
*Professeure Bana Jabri, Directrice Générale de l'Institut Imagine