Messager de l’Elysée, stratège militaire et agent du KGB : Jacques Vernant, l’espion de la rue de Varenne
Ce genre de textes ne touchent pas le grand public. Dans les chancelleries diplomatiques, en revanche, ils provoquent des secousses pendant des mois. Au printemps 1965, la revue Politique étrangère, éditée par le Centre d’études de politique étrangère (Cepe), publie un article signé d’un mystérieux "X". Il s’intitule "Faut-il réformer l’Alliance atlantique ?", esquisse la sortie de la France du commandement de l’Otan. A l’époque, un séisme. "Écrit par un groupe de diplomates et de militaires, ce texte, au grand retentissement, a été fabriqué à l’Elysée", apprendra-t-on, cinquante ans plus tard, dans Les Boîtes à idées de Marianne, un essai de Sabine Jansen, chercheuse au Cnam. Le 21 février 1966, le général de Gaulle annonce la sortie de la France de l’Otan. A Moscou, le Kremlin exulte, y décèle un succès de l’espionnage soviétique. Non sans raison.
Selon les informations de L’Express, Jacques Vernant, le secrétaire général du Cepe, cheville ouvrière du fameux groupe X, émargeait au KGB. Cette découverte ressort des documents de Vassili Mitrokhine, un colonel soviétique passé à l’Ouest en 1992. De 1972 à 1982, cet archiviste du KGB a recopié tous les documents qui lui étaient confiés, avant de les transmettre au Royaume-Uni. Ils sont consultables depuis 2014 à l’université de Cambridge et ont conduit à plusieurs dévoilements d’ampleur. La description de l’agent "Fiodor", "né en 1912" et "secrétaire général du centre d’études de politique étrangère" correspond en tous points à Jacques Vernant. "Vu ce qui est écrit sur son compte, il apparaît clair que Vernant était un agent du KGB, et un agent important", estime Cyril Gelibter, docteur en science politique à Paris-Sorbonne, à l’origine de cette révélation.
Deux médailles soviétiques
Fiodor, alias Jacques Vernant, "transmet des informations depuis 1946", mentionne Mitrokhine, ce qui lui vaut de décrocher deux médailles soviétiques, l’ordre du drapeau rouge et l’ordre de l’amitié entre les peuples, cette dernière en 1982. "Il fournissait des documents sur les Etats-Unis, l’Otan et la Chine", complètent Mitrokhine et l’universitaire britannique Christopher Andrews, dans Le KGB contre l’Ouest, l’ouvrage qu’ils co-signent en 1999. Cette relation occulte est par ailleurs rétribuée, en attestent les 3 000 francs de prime que Fiodor touche en 1973, 1974, 1975. Une somme modeste, mais qui permet de mesurer que Jacques Vernant figurait alors parmi les quatre agents français les plus estimés du KGB, en compagnie par exemple de Philippe Grumbach, alors directeur de la rédaction de L’Express. On ne sait rien du reste des émoluments versés, ou des opérations menées par l’agent Vernant.
Contacté, Thierry de Montbrial, le président de l’Institut français des relations internationales (Ifri), le nouveau nom du Cepe à partir de 1979, exprime une surprise relative. "Agent stipendié, ça ne me serait pas venu à l’esprit. Mais il était de sensibilité gaulliste de gauche, assez proche à la réflexion des positions du pacte de Varsovie", se souvient le géopolitologue. En 1978, il a été missionné par la giscardie pour "tuer" le CEPE, auquel le nouveau secrétaire général du quai d’Orsay reproche, lit-on sous la plume de Sabine Jansen, une "espèce de complicité objective avec Moscou". A 66 ans, Jacques Vernant doit laisser la place. Le crépuscule d’une longue carrière au cœur du pouvoir français.
La famille Vernant a pour premier amour la philosophie. Comme leur père Jean, les deux frères, Jacques et Jean-Pierre, passent l’agrégation, dont ils sortent tous les deux majors. Mais si le cadet s’apprête à embrasser une glorieuse carrière d’historien de la Grèce antique, Jacques, né en 1912, opte pour la diplomatie. Pendant l’Occupation, il cumule un emploi de professeur de lycée avec une résistance active, qui lui vaut, en janvier 1945, d’être nommé chef de cabinet de Raymond Aubrac, commissaire de la République à Marseille. Il est élu en avril secrétaire général du Cepe, un institut alors novateur, à la confluence de la recherche universitaire, du débat d’idées et de la diplomatie parallèle. L’association, qu’on n’appelle pas encore think tank, est liée à Sciences Po depuis sa fondation en 1935, sans lui être formellement rattachée. Le rapprochement envisagé ne se concrétisera jamais, de sorte que le secrétaire général doit réclamer des subventions, chaque année, pour financer sa structure, basée au 54, rue de Varenne, en plein quartier des ministères. La fondation Rockefeller, le CNRS et le quai d’Orsay seront ses principaux bailleurs de fonds.
Sous la quatrième République, le Cepe passe pour "le bureau d’études officieux du gouvernement dans le domaine des affaires étrangères et de la défense", écrit Sabine Jansen. Jacques Vernant lui-même représentera "pendant plus de trente ans, une voix officieuse de la France à l’étranger", note Thierry de Montbrial dans l’hommage qu’il lui rend dans Politique étrangère à son décès, en février 1985. En 1957, Vernant est parallèlement nommé directeur d’études en sociologie des relations internationales à l’EHESS, où ses recherches portent sur la stratégie militaire et la dissuasion nucléaire.
Il multiplie les voyages de diplomatie parallèle
Sous la cinquième République, l’influence du centre grandit encore, tant les amis de Jacques Vernant affluent dans les ministères. Parmi ses proches, Pierre Maillard, conseiller diplomatique de de Gaulle à l’Elysée, un temps soupçonné par le contre-espionnage d’être un agent soviétique, Maurice Schumann, bientôt ministre aux questions atomiques, ou le général Maurin, chef d’état-major des armées de 1971 à 1975. Quant au président de l’association, il s’agit du très gaulliste général Catroux, grand chancelier de la légion d’honneur. Même le Premier ministre Michel Debré fréquente un temps le centre.
A la demande de l’Elysée et du quai d’Orsay, Jacques Vernant et son équipe multiplient les voyages de diplomatie parallèle, notamment en RDA ou en Pologne ou en Chine. En 1962, le Cepe a aussi absorbé l’Institut français d’études stratégiques du général Beaufre, considéré comme le théoricien de la dissuasion nucléaire française. Lorsque le général Beaufre décède, en 1975, Vernant tente de le remplacer, selon Sabine Jansen… par Paul-Marie de la Gorce, alors journaliste à TF1, après avoir été conseiller du Premier ministre Pierre Messmer. Un de la Gorce dont les archives du renseignement tchèque, exhumées par Vincent Jauvert dans A la solde de Moscou, révèlent… qu’il a été un agent secret soviétique.
Drôle de nid d’espions que le Cepe. Car à partir de 1978, l’institut accueille également en son sein un certain Philippe Rondot, pas encore général, alors en transition après son exclusion du Sdece, le renseignement extérieur français. On lui reproche d’avoir été approché par les services secrets roumains à Bucarest sans le consigner auprès de sa hiérarchie. Malgré son éviction, il poursuit ses missions au Moyen-Orient pour le directeur du renseignement du Sdece sous sa couverture de chercheur au Cepe, écrit son biographe Etienne Augris. En mars 1980, il soutient une thèse sur "les projets de paix israélo-arabes", sous la direction… de Jacques Vernant. "Fiodor" sera même invité à préfacer le premier livre de l’agent du renseignement français. Le genre de pied de nez qui vaut bien une médaille.