Quand le rire révèle une forme de résistance
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Il est sans conteste un besoin, un thermomètre des relations humaines. Mais au-delà de son sens commun associé à la joie et l’humour, le rire révèle toutes sortes de significations. Explications avec le sociologue David Le Breton.
A gorge déployée, à pleines dents, à s’en décrocher les mâchoires… Mais on peut aussi rire à la dérobée, en cachette, en coin, sous cape ou encore tout bas… De l’explosion à la dissimulation, les expressions fleurissent pour qualifier cette émotion propre à l’homme. En en graduant l’intensité, voire l’intention. Parce qu’il n’y a pas un rire, mais des multitudes et un seul besoin, celui de l’exprimer. De moins en moins d’ailleurs, des études démontrent que les individus lui laissent moins de place : 19 minutes en 1939, 6 minutes en 1983 et moins d’une minute aujourd’hui. Ne pas rire du tout, une gageure ? Comme dans la fameuse comptine où le premier qui rira… De l’adhésion à contrecœur aux excès les plus fous, que cache le rire ? Explications avec David Le Breton, sociologue et anthropologue.
Le rire s'inscrit dans l'évidence des jours
À quoi sert de rire ?
À rien. Mais, il s'inscrit dans l’évidence des jours. Il revêt des significations extrêmement différentes, au-delà de la joie, il est aussi associé à la violence, l’arrogance, au pouvoir, à la domination. À l’échec, une manière de « Faire contre fortune bon cœur »… Finalement, il accompagne la condition humaine dans toutes ses émotions, les tonalités de la relation de l’individu à son environnement.
De quoi rit-on ?
L’image commune l’associe à l’humour… J’ai pour ma part essayé de montrer son ambivalence et rappelé qu’il est parfois du côté de la cruauté et du mépris. Au-delà de cette tonalité joueuse, il peut être un instrument de « mise à mort symbolique », de destruction de l’identité de l’autre lorsqu’il devient une figure du harcèlement. Également ce rire, que Romain Gary nomme « arme blanche », qui devient une manière de se défendre de la violence qu’on vous oppose. Cette force de caractère de quelqu’un qui émet ce « rire de résistance » alors qu’on veut le rabaisser, ou, face à un échec. Existe aussi ce rire « policier » qui vise à remettre l’autre dans le droit chemin (une chemise mal boutonnée…). Il y a dans la vie plein d’exemples de rires à rappeler.
"Arme blanche" lorsque le rire devient une manière de se défendre de la violence qu'on vous oppose. DR
Que dit-il de nous ?
Le plus courant est un rire d’acquiescement, d’amitié. Une manière d’être heureux et bien ensemble. Dans cette tonalité du rire joyeux, il est toujours présent même d’ailleurs dans des rencontres ordinaires lorsque l’on croise son voisin en disant : « je vais à mon travail », on entend « le travail c’est la santé ! » ; une manière stéréotypée qui ne nous empêche pas de rire parce que celui-ci implique toujours une reconnaissance de l’autre. Il y a cette tonalité permanente de rire, y compris dans un contexte sérieux. Mais, on peut aussi rire ensemble et contre quelqu’un. Il est à la fois une forme de rassemblement et en même temps une forme de violence.
Aux dépens des autres ?
Souvent, mais on peut rire tout seul dans son coin d’une inadvertance… Effectivement on va rire d’une personne qui fait une chute, mais si la personne vous est connue, il va se crisper dans votre gorge. Ce qui nous fait rire, c’est l’inattendu, à condition qu’il n’implique pas un désagrément pour l’autre. C’est pourquoi il est toujours lié à une signification précise.
Rire de tout ?
Il y a 20-30 ans on pouvait rire de tout et n’importe quoi, sans mauvaises pensées. Il suffit de revoir les sketches de Devos, Coluche, ou Desproges notamment, certains seraient absolument intolérables aujourd’hui. On riait de ce qui faisait un peu le sens commun de notre société à l’époque. Aujourd’hui, le politiquement correct rigidifie de plus en plus ce qui est de l’ordre du possible. Dans une moralisation grandissante du lien social on a le sentiment que certaines blagues peuvent faire du mal. C’est devenu plus difficile d’être humoriste aujourd’hui. Les procédures judiciaires en attestent. Sans compter qu’il faut prendre en compte ses dimensions culturelles. Ce qui fait rire l’un, ne produit pas forcément le même effet chez l’autre.
Ne plus rire ?
Impossible d’imaginer que le rire puisse disparaître d’une société humaine. Aristote d’abord, Rabelais après, le soulignaient : « Le rire est le propre de l’homme ». Certes dans les dictatures, les gens n’ont pas forcément envie de rire ou alors il y a le rire obligatoire. Depuis mars dernier, en France, on n’est pas dans un contexte très heureux mais il reste extrêmement présent. Un rire pour tenir le coup qui a cette vertu de cristalliser une force de résistance, de renforcer le caractère. Finalement se moquer de la pandémie, c’est lui rappeler qu’elle n’exerce qu’un contrôle limité sur nous. Une manière de prendre sa revanche.
Roxane Pouget
Références. David Le Breton, sociologue, anthropologue est professeur à l’Université de Strasbourg, membre de l’Institut universitaire de France et chercheur au laboratoire « Cultures et société en Europe ». Auteur de Rire : une anthropologie du rieur. Éditions Métailié.