Automobile, une grève inédite aux Etats-Unis : "Les syndicats redoutent le modèle Tesla"
La menace planait. Elle s’est concrétisée. Après plusieurs semaines de négociations infructueuses autour de la mise en œuvre de nouvelles conventions collectives, le syndicat de l’automobile United Auto Workers (UAW) a choisi trois usines pour enclencher un mouvement de grève aux Etats-Unis. Les usines de General Motors à Wentzville, dans le Missouri, celle de Stellantis à Toledo dans l’Ohio ainsi que le site de Wayne, dans le Michigan, côté Ford, se sont mis à l’arrêt ce vendredi 15 septembre.
Directeur du programme sur le pouvoir des travailleurs et la sécurité économique au sein du think tank américain Roosevelt Institute, Alí R. Bustamante analyse les tensions dans l’automobile à l’aune du passage à la voiture électrique et dans un contexte de renaissance des syndicats aux Etats-Unis.
L’Express : Les négociations en vue de l’élaboration de nouvelles conventions collectives dans l’industrie automobile n’ont pas abouti. Faute d’accord, une grève a débuté dans des usines des trois principaux constructeurs du pays (Stellantis, General Motors et Ford). Comment expliquer que les tensions soient aussi vives dans le secteur ?
Alí R. Bustamante : Il y a trois raisons. La première, c’est que l’industrie automobile américaine a enregistré de très mauvaises performances au cours des trente dernières années. En conséquence, les salariés n’ont pas bénéficié d’avancées sur la période. Au contraire, ils ont perdu des avantages en matière de retraite, par exemple. Cela a été une époque très rude pour les travailleurs de l’automobile, ainsi que pour les syndicats du secteur.
La deuxième raison, c’est que l’inflation que l’on observe depuis un an et demi a érodé le pouvoir d’achat des salariés. Notamment celui des adhérents de l’UAW, dont les contrats sont renégociés tous les quatre ans. Les discussions actuelles visent donc à leur permettre d’améliorer leur pouvoir d’achat et de mettre en œuvre de nouveaux mécanismes pour que leurs salaires soient ajustés en cas de forte inflation avant l’échéance des quatre ans.
La troisième raison est liée au fait que l’administration Biden subventionne massivement les véhicules électriques. Or, dans les aides dont bénéficient les constructeurs pour électrifier leur production, ne figurent pas de préférences pour les salariés syndiqués. Les syndicats se sentent donc menacés. C’est pour cela qu’ils cherchent à bâtir des protections pas seulement pour quatre ans, mais pour les dix à quinze années à venir.
L’électrification est donc un enjeu majeur dans ces négociations…
Oui, d’autant que la production d’un véhicule électrique est beaucoup plus simple, ce qui fait craindre de nombreuses fermetures d’usines dans le futur. L’Inflation reduction act (IRA), qui est le principal outil de soutien à l’électrique, devrait contribuer à créer environ 100 000 emplois dans les prochaines années. En comparaison, les adhérents de l’UAW représentent près de 150 000 personnes, et les non-syndiqués, autour de 120 000 personnes ! C’est une main-d’œuvre très importante aux Etats-Unis. Or, pour l’heure, environ 12 000 emplois ont été créés dans l’électrique. Cela tient essentiellement au fait que les Etats-Unis n’ont pas investi dans la production de batteries jusqu’à présent.
La mobilisation se concentre autour de ce que l’on appelle les "Big Three" : qu’en est-il de Tesla ? Pourrait-il être le grand gagnant de ce conflit ?
Si les syndicats et les salariés sont inquiets du passage à l’électrique, c’est parce qu’ils voient la manière dont Tesla dont s’y est pris. Le modèle Tesla est vraiment celui qu’ils redoutent. Il repose sur l’absence de syndicats et sur un besoin en main-d’œuvre bien moins important que chez les "Big Three". Via ce constructeur, les salariés et les syndicats voient ce que pourrait être leur futur. Car si Tesla connaît un tel succès, c’est aussi grâce aux subventions dont le groupe a bénéficié de manière précoce. C’est un exemple de ce qu’il se passe lorsque les aides ne comportent pas de dispositions en matière syndicale. A l’inverse, les salariés des "Big Three" espèrent aboutir plutôt à un modèle équilibré, dans lequel les syndicats et les constructeurs sont engagés.
Sur le plan de la concurrence, Ford est le seul à être en mesure de se rapprocher un tant soit peu de la part de marché de Tesla dans l’électrique à l’heure actuelle. Pour l’heure, la société d’Elon Musk reste à des années-lumière des "Big Three" sur les process de production des véhicules électriques. En embauchant des salariés non-syndiqués, ils ont par ailleurs la certitude de bénéficier d’avantages en termes de charges, car le coût du travail est plus élevé chez la concurrence. Quoi qu’il arrive, Tesla en profitera.
Stellantis, General Motors et Ford voient-ils Tesla comme un modèle aux Etats-Unis ?
Oui. Au cours des dernières décennies, toutes les nouvelles usines créées aux Etats-Unis par les constructeurs automobiles, qu’ils soient américains ou étrangers, se sont installées dans les États du Sud, où les syndicats sont beaucoup plus faibles. L’UAW a bien pris la mesure de cette stratégie : c’est la raison pour laquelle cette organisation cherche tant à capitaliser sur la période actuelle. Elle espère préserver son rôle dans le futur.
L’industrie automobile américaine n’est pas la seule à connaître une grève potentiellement historique. En 2022, les cheminots avaient menacé de cesser leur activité. Un mouvement agite aujourd’hui aussi les scénaristes de Hollywood. Vous avez publié en septembre une analyse sur la renaissance du syndicalisme aux Etats-Unis : comment expliquez-vous le phénomène ?
A l’issue du Covid et pour la première fois depuis la Grande Dépression, le gouvernement américain a pris des mesures de relance. Après la crise financière de 2008, il avait fallu environ dix ans à l’économie américaine pour se remettre d’aplomb et recréer tous les emplois qui avaient été perdus. En moins d’un an, ces mesures de relance ont permis de retrouver le niveau d’emploi d’avant la pandémie. Cela a créé une situation inédite sur le marché de l’emploi, avec un taux de chômage historiquement bas et des hausses de salaires majeures, surtout pour les rémunérations les plus basses. C’est un moment unique dans l’histoire des États-Unis, car les périodes de récession se traduisaient plutôt jusqu’à présent par des politiques d’austérité.
En cas de grève, la loi américaine permet d’embaucher des travailleurs intérimaires pour remplacer le personnel. Mais dans un contexte qui se rapproche du plein-emploi, il devient difficile de trouver des remplaçants. Les salariés ont donc un pouvoir de négociation important sur le marché du travail. On l’a déjà vu avec ce qui a été improprement appelé le "Big Quit" [NDLR : la grande démission], au cours duquel ils ont massivement quitté leur travail pour en trouver un autre mieux payé. Les syndicats profitent désormais aussi de cette force des salariés sur le marché du travail. Le niveau de soutien pour les syndicats est d’ailleurs historique, tout comme leur développement.
A un peu plus d’un an de l’élection présidentielle, quel rôle ces mobilisations peuvent-elles jouer sur le plan politique ? Dans quelle mesure risquent-elles de peser sur la réélection de Joe Biden ?
Les syndicats de l’automobile ont toujours joué un grand rôle dans le scrutin présidentiel. Cela tient à une raison simple : le gros du secteur est concentré dans l’État du Michigan, dont le vote balance entre le parti républicain ou démocrate. Deux éléments seront centraux dans les mois à venir : le premier sera celui de la stabilité économique. L’inflation va-t-elle revenir ? Et si la grève dans l’automobile est massive, sera-t-elle de nature à perturber l’économie du pays ? Probablement pas à large échelle, mais elle pourrait faire grimper le coût des voitures. Tout cela pourrait avoir un impact négatif sur la réélection de Biden. Mais dans le même temps, si l’administration soutient l’UAW, cela pourra aider le camp démocrate à sécuriser le Michigan, qui est un État clef dans l’élection présidentielle.