Au-delà du cas emblématique des détections de piscines non déclarées chez les particuliers, l’utilisation de l’IA utilisé contre la fraude fiscale demeure très modeste. Sa montée en puissance ne fait cependant aucun doute.

Sans l’ombre d’une visite, d’un tintement de sonnette ou même d’un regard indiscret au-dessus de leur palissade, quelque 140 000 propriétaires de piscines creusées privées ont reçu depuis 2022 un courrier de l’administration fiscale leur demandant de rectifier leur situation en déclarant cette oasis chlorée. Une question de respect du plan local d’urbanisme et du calcul de la taxe foncière dont certains sont parfaitement au courant, mais que d’autres ignorent, avant d’être rattrapés par la patrouille. En l’occurrence, un très discret contrôleur assisté, comme aime à le rappeler l’Etat, par une intelligence artificielle (IA).

Les piscines sont le totem très médiatique du projet "Foncier innovant", lancé par la Direction générale des finances publiques (DGFiP) il y a deux ans. Son objectif : repérer ces bâtis non déclarés rapidement et automatiquement grâce à de la reconnaissance d’images opérée par l’IA, sur des cartes fournies par l’Institut national de l’information géographique et forestière (IGN). Les découvertes sont ensuite croisées avec les déclarations réalisées auprès des services d’urbanisme et autres données fiscales. Les piscines ont fait jusqu’ici d’excellents cobayes technologiques pour l’administration. D’une part, ce joli bleu azur dénote d’une photo aérienne comme des étoiles sur un ciel noir. Et leur géométrie, souvent des rectangles, est quant à elle très récurrente et relativement facile à détecter. Enfin, personne n’ira plaindre les détenteurs de bassins personnels, symbole d’un certain luxe de vie, y compris si l’erreur est de bonne foi. Alors, la DGFiP compte ainsi étendre ce même principe aux abris de jardin, aux vérandas, aux hangars et autres garages nichés au fond d’une propriété privée. L’IA, un contrôleur fiscal plein d’avenir ?

La réalité est plus nuancée. La détection de la fraude grâce à cette technologie n’est en vérité "qu’à ses débuts", tempère la sénatrice du Jura Sylvie Vermeillet (Union centriste), auteure d’un rapport détaillé sur le sujet, publié début avril. Après deux ans, le dispositif sur les piscines ne tourne toujours pas à plein régime. La Corse et l’Outre-mer - des départements hautement "piscinables" - n’ont pas encore été scannés par les yeux de l’IA. Le développement, il faut le préciser, a coûté 24 millions d’euros. Ce qui, rapporté aux 40 millions récupérés par l’Etat grâce au système à ce jour, rend le retour sur investissement plutôt modeste pour le moment. La montée en puissance sur les autres bâtis est tout aussi difficile à croire pour le moment.

"Bien loin de l’état de l’art de la technologie"

Car la tâche s’annonce plus ardue : les formes sont plus hétérogènes, les constructions à débusquer moins colorées. Au début du projet piscines, des bâches, des places de parking peintes en bleu ou tout simplement des bassins hors-sol pouvaient faire réagir la reconnaissance d’images. Les syndicats des finances publiques évoquaient d’ailleurs au départ 30 % d’erreurs de la part de la machine. Un taux que la DGFiP dit avoir nettement fait chuter depuis. "Seulement 6 % des propriétaires de piscines contactés après détection par l’IA contestent." Il n’empêche, seulement une dizaine de data-scientists font tourner les machines. Interrogée sur de nouveaux recrutements en cours au sein du service, la DGFiP n’a pas encore répondu à cette question. A titre de comparaison, aux Etats-Unis, le fisc local, l’IRS, embauche actuellement près de 20 000 nouveaux profils dont plusieurs dizaines, selon les annonces disponibles en ligne, sont dédiées à l’IA. A ce jour, quelque 375 millions de dollars de transactions frauduleuses ont été débusqués par l’IA outre-Atlantique.

Plus largement, en France, le recours à l’intelligence artificielle dans la lutte contre la fraude chez les particuliers ainsi que les entreprises semble un poil surestimé. Les progrès actuels dans le domaine sont, en réalité, surtout ceux du datamining - ce croisement de multiples données fiscales, douanières ou encore judiciaires - au sein d’applications à l’instar de Galaxie, également lancée en 2022 au sein du fisc français. "Il y a encore quelques années, l’administration avait du mal à recouper des erreurs très simples, des écarts entre des déclarations professionnelles et personnelles, notamment quand elles étaient faites sur deux départements différents, ce qui est souvent le cas pour des indépendants travaillant à Paris et vivant en périphérie", remarque l’avocat fiscaliste Arnaud Tailfer, associé du cabinet Arkwood. Aujourd’hui, 50 % des contrôles en France sont des détections de ce datamining. Plus récemment, les informations livrées par les contribuables eux-mêmes sur les réseaux sociaux ont aussi été utilisées par le fisc pour débusquer des fraudeurs.

La contribution réelle de l’intelligence artificielle à cet effort ne serait pas celle que l’on croît. "Si le pôle datamining utilise l’apprentissage automatique classique (machine learning), il n’a en revanche jamais recours à l’apprentissage profond (deep learning), pourtant à l’origine de la plupart des progrès récents en IA", pointe le rapport sénatorial rédigé par Sylvie Vermeillet avec son confrère de l’Isère Didier Rambaud (Renaissance). Actuellement, l’IA dédiée à la fraude ne repose que "sur des modèles relativement basiques, bien loin de l’état de l’art de la technologie (sans même parler d’IA générative), et loin de ce qui se fait couramment dans les grandes entreprises pour répondre à leurs besoins métiers, allant de la prospection pétrolière aux services financiers, en passant par la publicité en ligne ou la modélisation des risques sur une infrastructure en réseau (SNCF, RTE, etc.)", poursuivent les élus.

TVA, IFI…

Ces derniers suggèrent de tester d’autres méthodes, comme "l’apprentissage non supervisé". Ce sous-domaine de l’IA permettrait "de révéler des comportements ou montages frauduleux, inhabituels, complexes, voire inconnus, en établissant lui-même des liens et corrélations statistiques – parfois insoupçonnables – entre les éléments", détaille le rapport sénatorial. D’autant plus que, l’Etat ne manque pas de data pour progresser. Innover. L’administration disposerait de pas moins de 6 téraoctets, soit 6000 Go de données utiles liées à la fraude fiscale pour entraîner de nouveaux programmes, a-t-elle récemment vanté auprès de franceinfo.

Au-delà des piscines, de nombreux domaines pourraient en profiter. "La TVA, la première source de fraude", observe Sylvie Vermeillet. Les cryptomonnaies, comme pointé par le ministre des Comptes publics Thomas Cazenave dans son nouveau plan anti-fraude. L’avocat fiscaliste Arnaud Tailfer estime quant à lui que l’IA peut aider à lutter contre l’échappement à l’IFI, l’impôt sur la fortune immobilière. "Celui-ci se prête bien aux modèles dits prédictifs", précise-t-il. Concrètement, en analysant grâce à l’IA des schémas de fraude récurrent, puis en les croisant à d’autres données - le prix du mètre carré par ville ou quartiers donnant une bonne cartographie du type de propriétaires, le montant de la taxe foncière ainsi que le niveau de revenus - il serait plus simple de concentrer les efforts du fisc sur quelques profils. Et peut-être rendre ses contrôles à la fois plus précis et plus efficaces. La Cour des comptes, dans une note datée de l’automne dernier, ne dit pas autre chose, appelant à renforcer ce type de contrôle grâce à l’intelligence artificielle, via "l’exploitation d’un nombre de plus en plus important de données".

A quelle échéance ? Difficile à dire. Trois freins persistent. Une estimation fiable de la fraude fiscale n’existe pas en France. Dès lors, l’efficacité potentielle de l’IA reste discutée : va-t-elle avoir un effet profond, ou va-t-elle écoper l’océan à la petite cuillère ? Il existe également des réticences internes, au sein de l’Etat. "Si la DGFiP est proactive sur l’IA, je n’ai pas senti cette ambition dans la sphère sociale, au sein de l’Urssaf, de la Caf ou des caisses de retraite", explique Sylvie Vermeillet. Enfin, une IA efficace très vite pourrait quelque part s’avérer problématique. Aussi contre-intuitif que cela puisse paraître, c’est ce que les sénateurs évoquent, à travers l’exemple de la lutte contre le trafic des stupéfiants par la douane. Aujourd’hui, l’IA peut déjà se rendre très utile afin de détecter un ballot de cocaïne dans un conteneur. Mais "si demain une technologie permettait de détecter cent fois, mille fois plus de trafics, l’administration n’aurait tout simplement pas les moyens de faire face à l’ampleur de la tâche, du moins à droit constant et à organisation inchangée", estiment les élus. L’IA aurait ainsi des conséquences économiques à rebours de celle espérée. "Ce gain d’efficacité se paierait directement par une perte massive d’attractivité pour les ports français, au profit de destinations où les contrôles sont plus permissifs."