Mais pourquoi notre rapport à l'orthographe est-il aussi passionnel ?
Nous avons des mauvais souvenirs des dictées de notre enfance, mais nous étions des millions à regarder les « Dicos d’or » de Bernard Pivot. Pourquoi les Français entretiennent-ils une relation si passionnelle avec l’orthographe, jusqu’à plonger parfois le débat dans l’hystérie ?
Il confesse ressentir un "frisson dans le dos" en imaginant un salarié présenter des documents truffés de fautes, lors d’une réunion importante. "Toute l’image de l’entreprise serait dégradée", imagine Anthony Bugeat, fondateur et dirigeant d’Axioma, un fabricant de biostimulants pour l’agriculture basé à Brive-la-Gaillarde, en Corrèze.
Un frein à l'évolution professionnelle pour huit employeurs sur dixCe jeune patron ne s’en cache pas, il préfère "même embaucher quelqu’un avec un peu moins d’expérience, mais un meilleur niveau en orthographe". Et il est loin d’être le seul : en 2021, une enquête menée par Ipsos auprès de 2.500 employeurs a révélé que 73 % jugeaient rédhibitoires les difficultés à s’exprimer à l’écrit. Huit recruteurs sur dix estimaient également les "lacunes en français" incompatibles avec l’évolution professionnelle de leurs salariés.
"Avec les mails, les réseaux sociaux, on s’écrit désormais plus qu’on se parle. Forcément, cela a un impact", traduit Mélanie Viénot, présidente de Projet Voltaire, un service en ligne de formation à la maîtrise de l’orthographe et de l’expression. Cette plateforme enregistre chaque année 1,5 million d’utilisateurs, un chiffre en augmentation constante.
"Ce n'est jamais neutre"Le sujet ne laisse "personne indifférent", remarque Aurore Ponsonnet, formatrice et autrice, très active sur le réseau social X (ex-Twitter) où elle dispense quotidiennement des leçons à ses quelque 37.500 abonnés, sur un ton bienveillant et ludique. "Quand on parle d’orthographe, ce n’est jamais neutre. Il existe clairement un rapport passionnel", constate l’experte.
La folie des dictéesUn exemple. Qu’organise-t-on pour soutenir le Téléthon ou précéder le passage d’une étape du Tour de France?? Une dictée, pardi?! À Orléans, Limoges, Guéret ou Paris, peu importe la raison, le succès est toujours au rendez-vous. Le 12 avril, ils étaient ainsi 3.000 sur les Champs Élysées, à tenter de retranscrire sans faute des textes d’Agnès Martin-Lugand, David Foenkinos et Marc Lévy, lus par Augustin Trapenard pour célébrer le "J-100" des Jeux olympiques.
Plus récemment, le décès de Bernard Pivot a remis en lumière, non sans déclencher une vague de nostalgie collective, les fameux "Dicos d’Or", ces championnats de dictée suivis à la télé par des millions de Français, de 1985 à 2005.
"Le marché est bouché"Et que dire des librairies, dont les rayons débordent de livres consacrés aux "bizarreries" ou aux "drôles d’exceptions" de notre langue ? "Même Cyril Féraud et Laurent Ruquier (des animateurs de télévision, NDLR) en ont sorti. Moi j’ai décidé d’arrêter car c’est totalement bouché, il y a un ouvrage qui arrive chaque mois, remarque Aurore Ponsonnet. C’est pareil dans le domaine de la formation. Quand je suis arrivée sur le marché, on n’était pas très nombreux. Maintenant, ça pullule."
Face à cette "folie" de l’orthographe, l’experte a fini par classer ceux qui la suivent en trois catégories. Il y a d’abord les "complexés", qui entretiennent depuis l’enfance un rapport malheureux au français. Puis les "intransigeants", ces personnes qui « détestent » ceux qui font des fautes, les considèrent comme "des nuls" et sont toujours prêts à donner des leçons. Et enfin les "réformateurs", qui pensent que l’orthographe est illogique, discriminante et réclament sa simplification.
Des débats jusqu'à l'hystérieTout ce petit monde s’affronte, parfois jusqu’à l’hystérie, sur les réseaux sociaux. Ou de manière moins frontale, plus insidieuse, dans le milieu professionnel. Avec des conséquences pouvant être désastreuses pour ceux qui appartiennent à la catégorie des "complexés", constate Aurore Ponsonnet.
"On s’est moqué d’eux dans leur enfance. Maintenant, on les reprend au travail, on les corrige et ils ont honte. Il existe un terme, “l’insécurité linguistique”, que je trouve très juste. Cela veut dire qu’on est persuadé d’être nul. Alors, on va faire de l’hypercorrection en ajoutant des lettres parce qu’on est certain de s’être trompé. Mais pourquoi en arrive-t-on là ? Parce qu’en France, c’est un sport national de corriger les autres."
S'entraîner pour s'améliorer
Fort heureusement, il n’est jamais trop tard pour s’améliorer. Mélanie Viénot affirme que c’est possible en utilisant, par exemple, l’outil d’entraînement en ligne développé par Projet Voltaire. "Quand j’étais à l’école, j’étais moi-même fâchée avec l’orthographe. On m’a toujours dit que je n’arriverais pas à grand-chose. Alors, il y a cette espèce de revanche, de pouvoir dire aujourd’hui que ce n’est pas douloureux, qu’on peut se remettre à niveau avec des petits jeux qui permettent d’ancrer des réflexes. En utilisant notre outil quinze minutes par jour pendant deux mois, on peut déjà constater des progrès."
"Pour certains, c'est une souffrance"Sur X, des abonnés disent également à Aurore Ponsonnet qu’ils ont réussi à mieux écrire, rien qu’en lisant ses publications. Il y a derrière cela une question de motivation, suppose l’experte : "Avec votre cerveau d’adulte, vous allez mieux comprendre et mieux retenir. Déjà parce que vous savez désormais à quel point c’est important de progresser, peut-être après avoir subi une discrimination à l’embauche ou dans votre évolution professionnelle. Quand je fais des formations, je sais qu’on part pour certains d’une souffrance, sur une matière qui n’est pas évidente. Ce qui me passionne dans l’erreur, c’est de comprendre le cheminement de la personne et de déconstruire la règle interne qu’elle a construite. Si on part du principe que les gens sont idiots, ça ne fonctionne pas… "
Haro sur les "Zorro" de l'orthographeIl faut voir dans cette dernière remarque un petit message destiné à tous ces "Zorro" de l’orthographe qui font la chasse aux fautes, sur les réseaux sociaux ou ailleurs. Ils horripilent Aurore Ponsonnet : "Parfois, dans les commentaires, sous un article, vous en voyez qui font remarquer une erreur alors qu’on parle de sujets graves, comme l’inceste par exemple. Mais vous vous rendez compte du décalage ? On parle d’un drame, et on va venir dire à quelqu’un qu’il a oublié un “s”. C’est peut-être un moyen de fuir le fond en s’attachant à la forme. Calmons-nous, des fautes d’orthographe, tout le monde en fait. Même moi... "
Tanguy Ollivier