Le lâche et le tyran
Le marchandage auquel vient de se livrer l'Europe unie ne peut qu'inspirer de la honte : la Turquie, moyennant finance, est invitée à se transformer en camp d'hébergement pour les centaines de milliers d'indésirables dont l'Europe ne veut pas qu'ils foulent son sol.
On a connu en France, au temps de l'occupation, de ces camps de transit. Certes, ceux qui seront parqués en Turquie ne seront pas condamnés à l'extermination, comme l'avaient été les Arméniens. Simplement nos gouvernants veulent qu'ailleurs d'autres s'en occupent ! En contrepartie, ils acceptent d'échanger quelques immigrés acceptables, sans qu'on sache très bien d'ailleurs quels sont les critères de cette espèce de troc.
L'Europe n'a que faire de ce trop-plein de misérables qui avaient caressé l'espoir fou de pouvoir survivre grâce aux nations dites civilisées.
La Turquie, qui a consenti à cet arrangement, a un mérite : elle se montre apparemment plus fraternelle à l'égard des malheureux que n'est capable de l'être notre bonne vieille civilisation chrétienne. Mais en même temps, on lui donne l'espoir que son adhésion à l'Europe unie est inéluctable tout en fermant les yeux sur son retour périodique à la violence d'État sur fond de total mépris des droits fondamentaux et des libertés.
Des kurdes de Turquie, soupçonnés d'actes terroristes, font appel à des avocats. Immédiatement ces avocats se trouvent arrêtés comme complices de leurs clients.
En 1983, le Bâtonnier Orhan Apaydin d'Istanbul avait été emprisonné et jugé pour avoir osé se commettre d'office en faveur des trois cents syndicalistes arrêtés par le gouvernement militaire de l'époque. Son crime ? Avoir été leur avocat.
Voici vingt ans, Leyla Zana, parlementaire turque élue régulièrement comme députée avec neuf autres, originaires de la partie kurde de la Turquie, fut condamnée à dix ans d'emprisonnement qu'elle effectua entièrement comme les autres. Leur crime ? Ils avaient osé parler kurde, étant parlementaires, dans l'enceinte du Parlement où ils furent arrêtés sur-le-champ. Avec mon confrère Daniel Jacoby, je fis condamner la Turquie par la Cour européenne des droits de l'homme de Strasbourg dont elle est membre. Elle le fut à nouveau régulièrement ces dernières années sans aucun frémissement de la part des gouvernants turcs qui prétendent adhérer à l'Europe unie et à ses valeurs.
Il y a quelque quatre ou cinq ans, les avocats d'Ocalan avaient été eux-mêmes emprisonnés. Les avocats de ces avocats furent à leur tour tourmentés, perquisitionnés et la totalité de leurs dossiers saisie par la police. Aujourd'hui, le même scénario se répète : tout individu désigné par le pouvoir comme criminel est condamné avant d'être jugé et son avocat ne peut qu'être son complice.
Quant à la presse, si elle a le malheur de s'exprimer librement sur un sujet d'intérêt public dans des termes qui déplaisent au pouvoir, elle fait immédiatement l'objet d'une censure décisive et les journalistes sont emprisonnés.
Pas une voix officielle européenne ne s'est élevée pour condamner le retour à cette prédilection millénaire turque pour la tyrannie. Ils nous débarrassent de nos pauvres. Qu'avons-nous à faire des injustices subies par leurs citoyens ? Nous nous sommes bornés à fêter hier le nouvel an kurde à la mairie de Paris.
Ainsi, notre civilisation qui s'est si longtemps vantée d'être la lumière du monde marque-t-elle aujourd'hui ses limites avant d'être frappée demain d'une totale obsolescence.
Nous ne sommes pas assez nombreux à faire entendre notre voix. Et c'est pourtant notre devoir et notre honneur.
J'avais eu l'occasion, comme Bâtonnier de Paris puis comme Président du Conseil national des barreaux de France, de protester contre l'arrestation des avocats dont j'ai parlé il y a un instant. J'avais demandé que la Turquie fût immédiatement suspendue de ses activités de membre du Conseil de l'Europe et que fût provisoirement condamné à ne pas siéger son représentant à la Cour européenne des droits de l'homme de Strasbourg, quelles que soient par ailleurs les qualités de cette personne.
Il ne s'est rien passé.
Les gouvernants turcs peuvent rire à gorge déployée puisque les condamnations que peut encourir la Turquie devant la CEDH ne l'ont jamais empêchée de recommencer.
Ce sinistre va-et-vient du crime à l'indifférence et de la fausse indignation à l'absence totale de sanction révèle plus que notre faiblesse, notre indignité. Ne soyons pas surpris que notre égoïsme à l'égard des pauvres et notre lâcheté face aux tyrans ne nous conduisent inexorablement vers le gouffre où nous serons engloutis et d'où aucune de nos voix ne sera plus perçue, même si elle supplie.
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