Robert Schumann, Inspector Harding et l'Orchestre de Paris
"Inspector Harding" comme titre d'un article, suivi d'une question sur les romans policiers : a-t-on affaire à une approche cool, condition sine qua non paraît-il pour qu'un article qui traite de culture puisse avoir une chance d'être lu?
Pour répondre à cette question faisons un détour par un autre britannique, grand intoxiqué de romans policiers et accessoirement professeur à Oxford, le poète W.H. Auden. Parmi ses essais, Le presbytère coupable est celui pour lequel j'ai le plus d'affection.
Une confession. Pour moi comme pour tant d'autres personnes, la lecture de romans policiers est une addiction comme le tabac ou l'alcool.
Daniel Harding, directeur de l'Orchestre de Paris
C'est ainsi qu'il commence son étude sur le polar, analyse structurelle, sociologique et psychologique du genre qui, comme exutoire, constitue pour la littérature ce que le bordel (mélange d'effervescence et de mépris) représente pour le mariage bourgeois. Pour nous livrer à la fin cette observation inestimable : si dans tout roman policier on connait le crime et on cherche le criminel, dans Le procès que Auden nous suggère de lire comme un polar, Kafka renverse la situation.
"... c'est la culpabilité qui est certaine et le crime qui est incertain. Le but de l'investigation du héros n'est pas de prouver son innocence (ce serait impossible parce qu'il sait qu'il est coupable) mais de découvrir ce qu'il a bien pu faire pour être coupable".
Cette connaissance d'absolument "tout" (le crime et le criminel) est ce qui caractérise le "consommateur" de culture en ce début du XXIème siècle. Quand les modulations les plus inattendues de Beethoven et Schumann ont été entendues et disséquées tellement de fois (pour ne pas parler de l'intrigue d'une tragédie comme Œdipe, à présent connue même des gazettes populaires) la seule chose qui reste au lecteur, auditeur ou spectateur contemporain cultivé, privé donc de la moindre surprise, c'est de remplir avec application sa check-list : metteur en scène, acteurs, chef d'orchestre, orchestre, étaient-ils satisfaisants selon les critères en cours ? Pour cela il est aidé par une pléthore de critiques professionnels dont la fiche-type pour louer avec précaution un jeune instrumentiste ressemble à ça: si bidule n'a pas la poésie d'un Kempff dans les mouvements lents, la lecture analytique d'un Brendel dans les passages contrapunctiques ou la sonorité minérale d'un Gilels, sa lecture n'est pas dépourvue de (bla, bla et bla, bla).
Permettez-moi de rappeler cette vérité qui paraîtra incongrue : non, les choses n'ont pas été "toujours comme ça" bien au contraire ! Plus l'époque foisonnait culturellement (siècle de Périclès pour le théâtre, le 18ème siècle pour la musique occidentale) moins ses contemporains s'intéressaient à la production artistique du passé, moins ils s'occupaient des "références". Mozart ignorait une partie significative de l'œuvre de Bach et jusqu'à l'existence même d'un compositeur aussi important que Gesualdo. Et Sophocle, qu'avait-il "lu" au juste? L'équivalent d'un Folio? Encore moins que ça? Je doute fort que le spectateur contemporain d'Œdipe faisait la fine mouche en comparant décors, mises en scène et costumes; je l'imagine plutôt secoué, en train d'essayer de sauver sa peau face à cette explosion volcanique qui venait d'avoir lieu juste devant ses yeux.
La nouveauté qu'apporte Harding dans ce paysage culturel saturé où tout est prévisible, professionnel, informé, beau et conventionnel (ou, selon l'humeur, moche et excentrique d'une manière encore plus conventionnelle) c'est l'imprévisibilité.
La signature de Harding n'est pas la surprise de l'inattendu, mais l'étonnement inouï de ce qu'on connaît déjà. Sa "nouveauté" ne consiste pas à expliquer aux cordes de ne pas vibrer pendant un recitativo ou de ne pas interpréter Haydn comme s'il s'agissait de Mozart: tout ceci fait déjà partie de l'hygiène de ceux parmi les orchestres modernes qui n'ont pas été imperméables à l'interprétation historiquement informée.
Fils de Rattle, petit-fils de Harnoncourt et Norrington, Daniel Harding est arrivé au bon moment quand d'autres avaient déjà fait le travail ingrat (souvent dogmatique) de la redécouverte de ce qu'était la "musique classique" au moment où elle voyait le jour. Né en 1975 il n'a jamais eu à se battre avec des courants et contre-courants: interprétation baroque versus interprétation "conventionnelle", répertoire tonal ou atonal, ce sont des batailles de vieux que ses ainés ont menées avant lui. Harding est tombé dans la musique intact de tout ce babillage hystérique, avec le naturel qu'ont les enfants qui jouent avec une tablette parce que c'est ça le papier sur lequel on peint de nos jours.
Pour ce qui est de la "check-list culturelle" de ce concert d'ouverture de l'Orchestre de Paris (qualité du chœur, de l'orchestre, signification des Scènes de Faust dans l'œuvre de Schumann) je laisse aux critiques professionnels et à Wikipédia, bien plus compétents que je ne pourrais jamais l'être, le soin de vous informer. Exceptée une question personnelle adressée au baryton Christian Gerhaher "comment diable pouvez-vous chanter si bien", c'est de ce miracle produit lors de cette soirée de l'Orchestre de Paris dont j'aimerais témoigner dans ce papier:
Cela se termine toujours ainsi, avec la mort. Mais avant il y a eu la vie, cachée derrière ce bla, bla, bla. Et tout a été cristallisé derrière le bavardage et le bruit. Le silence et le sentiment. L'émotion et la peur. Les rares éclairs erratiques de la beauté. L'au-delà c'est ailleurs, moi je ne m'occupe pas de l'au-delà. Alors, que ce roman puisse enfin commencer.
Vous vous souvenez de la scène finale de La Grande Bellezza, ce film magique avec Toni Servillo? Même si on adore le bavardage culturel, en sortant de la salle il nous est impossible de proférer la moindre parole. Ce fut bien le cas après cette soirée Schumann. Un miracle qui se produit dans une salle de concert n'a rien à voir avec la découverte d'une excellence esthétique qu'on peut louer, analyser, disséquer ad nauseam ; c'est un espace de liberté inénarrable, un jardin intime où l'athée peut se surprendre en flagrant délit de prière, capable même de pardonner à ce Dieu sadique et incompétent tout ce bavardage, toute cette poussière, tout ce bruit, tout ce "bla, bla, bla".
Pour revenir sur terre, ce concert a rendu une fois pour toutes ridicule le cliché qui voudrait les musiciens français "incapables d'esprit collectif" : un orchestre qui arrive à se métamorphoser en seulement six répétitions pour exprimer une vision totalement nouvelle sur la sonorité, l'écoute, le rôle théâtral de ce qu'il est en train d'interpréter, est un grand orchestre international, malléable et capable de tout.
Harding est un redistributeur de cartes. L'idée d'une intégrale Haydn, Mozart ou Beethoven par un orchestre français ferait évidemment sourire une major du disque aujourd'hui. Mais si la sauce continue à prendre si bien, why not ?
Pour aller plus loin:
Philharmonie de Paris, 16 et 18 Septembre
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