Comment les riverains restaurent un lac disparu
L'échange n'est pas aisé. Kosta Trajce ne parle pas un mot d'anglais. Il est heureux de nous recevoir: une bouteille de raki en cadeau de bienvenue et une feuille sur laquelle griffonner pour tenter de se comprendre. La pêche démarre tous les matins à 5h. Les mailles du filet avec lequel les cironki se prennent mesurent de 0.8 à 1 cm; 300g de sel pour 1 kilo de poissons; la saumure dure 2 jours, puis vient le séchage. Un véritable transfert technologique: nous voilà parés pour lancer la mode du cironki en France!
Toujours au bord du lac Prespa, nous avons franchi la frontière qui sépare la Grèce et l'Albanie. La culture intensive du haricot, côté grec, a laissé place à des cultures vivrières côté albanais. Les habitants de Tuminec fauchent à la main et le paysage est parsemé de charmantes bottes de foin. Les paysans dans leurs petites parcelles nous saluent d'un geste de la main, nous apostrophent quand nous repassons et sont hilares quand nous repassons de nouveau.
Finalement nous trouvons la maison de Kosta Trajce. Un verre de raki plus tard, nous partons pour le lac. Les rues du village sont en terre. Les cironki sèchent au soleil devant des remises à l'architecture traditionnelle. Les maisons d'habitation sont souvent cossues, à mille lieues de ce que le paysage agricole nous laissait supposer. Les sourires sont larges et souvent édentés. Quel revenu tire-t-on des cironki et de cette agriculture traditionnelle? Quels revenus proviennent des années de travail passées à l'étranger? Ce village enchanteur conservera sa part de mystère...
La pêche traditionnelle des cironki a disparu. Au fond des parties peu profondes du lac, les pêcheurs disposaient autrefois un ingénieux jeu de branchages de genévriers dans lesquels les poissons trouvaient refuge. L'hiver venu, il suffisait de secouer les fagots et de relever les filets qui tapissaient le fond pour capturer le menu fretin. Les barques à moteur et les filets en nylon ont envoyé cette technique au rayon des souvenirs.
C'est pour qu'il n'en soit pas de même avec la préparation traditionnelle de ce poisson qu'une ONG a décidé de faire connaître les cironki sous le label "slow food". Pour elle, la biodiversité, qu'elle soit sauvage ou domestique, se reflète dans les goûts, au travers des préparations culinaires traditionnelles. Autant de facettes d'un même combat en faveur de la diversité que la planète et les hommes ont façonnée avec le temps.
Nous reprenons la route, non sans nous être fait offrir au préalable une ribambelle de cironki, façon collier de fleurs polynésien. En direction de l'extrémité albanaise de Mikri Prespa, nous passons un col et c'est un tout autre paysage qui s'ouvre devant nous. Une gigantesque plaine s'offre à nos yeux. Les haies sont rares, les parcelles sont larges. Ici, l'agriculture est intensive: le paysage en est marqué.
On nous avait bien prévenus, mais l'arrivée à Mikri Prespa a été malgré tout une surprise. De trace de lac, aucune... seules quelques flaques d'eau au milieu d'une mer de roseaux.
Mikri Prespa est un peu la mer d'Aral de l'Albanie. Il y a quelques décennies, la rivière Devoll a été détournée dans le lac afin d'en faire un réservoir d'eau se remplissant l'hiver et se vidant l'été pour irriguer les cultures de la plaine que nous venons de traverser. Hélas, la rivière a amené de l'eau et des sédiments qui ont peu à peu comblé l'extrémité du lac (pour mieux comprendre ce phénomène, lisez notre article sur le fleuve Tagliamento) aidé par l'importante érosion qui caractérise certaines régions d'Albanie (nous reviendrons sur ce point dans un prochain article).
Le lac a disparu et ses riverains sont devenus agriculteurs. Il ne reviendra pas, sauf à évacuer des millions de mètres cube de boue. Mais, peut-être pourrait-on exploiter les roseaux qui ont tiré profit de cette gangue. Cela permettrait de diversifier les habitats et donc les espèces notamment d'oiseaux qui y vivent. Surtout, les roseaux pourraient être utilisés pour le chauffage dans une région où, à 800 mètres d'altitude, les hivers sont rigoureux et les forêts très sollicitées.
Le Parc national a préparé le projet. Les parcelles de roseaux à couper ont été définies et dessinées sur une carte, la machine à faire des briquettes a été achetée. Début des opérations à l'automne prochain, il nous faudra revenir pour voir le résultat.
Cette excursion nous a montré les deux visages de l'Albanie. Celui des activités traditionnelles. Celui des aménagements en faveur de la productivité. Si la main de l'homme est bien présente dans ces deux paysages, c'est la place laissée à la biodiversité dans les cultures comme dans les espaces "improductifs" (aucun espace n'est réellement improductif) qui diffère. Comment réconcilier la biodiversité des espèces, des techniques et des goûts, avec la prospérité qu'est censée apporter l'agriculture productiviste?
Là est la question. Et pas uniquement en Albanie.
Pour aller plus loin:Après avoir parcouru cinq des dernières rivières sauvages d'Europe en 2014, Aurélien Rateau mène en 2016 une nouvelle expédition intitulée "Balkan rivers". De mai à septembre, accompagnée de sa compagne et leur fille, il part à la rencontre d'une biodiversité unique au monde: celle des lacs et rivières des Balkans.
Le projet "Balkan rivers" à suivre sur Facebook
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